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et s’opposent sans qu’aucun mouvement apparent vienne trahir l’intensité de l’activité déployée. Cependant chacun d’eux a conscience de son état intérieur, et, se voyant empêché dans son mouvement, continue à supposer un état interne semblable chez son adversaire, quoique cet état ne se manifeste plus par aucun signe particulier et soit simplement lié à un arrêt de mouvement. Il en est de même, et à plus forte raison, si l’adversaire est trop fort pour nous ; nous sentons que son corps ne s’oppose à notre mouvement que par sa masse immobile, sans avoir besoin en apparence d’aucun effort. Cependant, comme on ne passe que par degrés de l’état de résistance active à l’état de résistance inerte, on doit considérer ce dernier état non comme la suspension de tout effort, mais comme un minimum d’énergie active, laquelle, étant très supérieure à celle de l’adversaire, n’a plus besoin de se manifester par aucun mouvement. Cette inertie n’est qu’apparente, et n’est que le moindre degré possible de l’effort actif. Comme les autres hommes arrêtent nos mouvemens, nous arrêtons les leurs ; comme ils nous résistent, nous leur résistons ; tout ce qui se passe dans notre corps, nous le voyons se passer dans le leur, et réciproquement. Si une induction est légitime, c’est celle qui nous autorise à leur prêter le même phénomène interne qu’à nous-mêmes, à savoir l’effort musculaire. Puisque d’un commun accord c’est de là que se tire l’idée de la force, disons que les autres hommes sont des forces aussi bien que nous-mêmes. Ce que nous disons des hommes, nous avons également le droit de le dire des animaux. Voici donc au moins toute une partie du monde extérieur dont l’existence est mise hors de doute : c’est le règne animal tout entier, l’homme compris.

Voici maintenant le point essentiel de notre déduction : c’est que les objets extérieurs que nous appelons corps exercent sur nous exactement la même action que les êtres animés, considérés en tant que forces. Par exemple, nous savons très bien que, si nous soulevons un poids trop lourd pour nous, ce poids nous entraîne exactement comme ferait une main d’homme ou une patte d’animal. Si une masse très lourde tombe sur nous, elle nous frappe comme ferait un coup lancé par un ennemi, ou nous opprime comme ferait un lutteur qui nous aurait jetés à bas. Si nous essayons de franchir un obstacle, un mur par exemple ou une porte, nous nous sentons arrêtés comme nous le serions devant une ligne de soldats serrés l’un contre l’autre, et présentant eux-mêmes sans métaphore un véritable mur à l’ennemi. En un mot, nous remarquons que la matière est capable de tous les modes d’action que nous attribuons à la force dans les autres hommes, et dont nous trouvons en nous-mêmes le type dans l’effort musculaire : tension, traction, pression,