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problème. Or, à tort ou à raison, il est certain que, lorsque je pense à un objet absent, je me le représente non-seulement comme possible, mais comme réel ; je crois que, lorsque je ferme la porte de ma chambre, mes meubles restent véritablement à leur place, non dans le sens raffiné que suppose ici M. Mill, mais dans un sens grossier et littéral. Cet élément de la croyance est indubitable, et nous n’avons le droit de passer outre que s’il nous est absolument impossible de faire autrement. Au lieu donc de nous borner à une réfutation dont nous avons esquissé les lignes principales, essayons si l’on ne pourrait pas, — sans faire aucun appel aux perceptions intuitives et aux suggestions immédiates des Écossais, mais en s’appuyant sur les principes seuls de M. Mill et en ne faisant usage que de sa méthode, — donner une explication plus conforme aux faits, et qui satisfasse à la fois la science et la conscience.


II

Il y a ici un fait intermédiaire dont il nous semble qu’on n’a pas assez tiré parti en philosophie, et qui peut jeter quelques lumières sur cette difficile question. C’est le fait de la croyance à l’intelligence de nos semblables. Il est très remarquable que le scepticisme, aussi bien que le dogmatisme, ne se soit jamais expliqué sur cette question. Le pyrrhonisme antique, qui mettait tout en question, ne paraît pas avoir jamais expressément nié l’intelligence des autres hommes, et même l’un de ses argumens favoris, la contradiction des opinions humaines, impliquait évidemment l’existence d’autres esprits que le moi. Descartes également, lorsque par son doute universel il ôtait de son esprit toutes ses anciennes opinions, ne nous apprend pas si cette proscription s’étend jusqu’à la croyance à l’existence de nos semblables, et lorsqu’il rétablit la certitude sur la base du fameux : je pense, donc je suis, il ne nous dit pas si cet argument vaut également à ses yeux pour l’existence des autres hommes. Kant, dans sa Critique de la raison pure, soutient la subjectivité de la connaissance ; mais il n’entend évidemment par là qu’une subjectivité commune à toute raison humaine en général. Il admet donc l’intelligence des autres hommes, et par là même une certaine objectivité, car l’intelligence des autres hommes est en dehors de ma conscience, et elle est par conséquent pour moi quelque chose d’objectif.

Ainsi aucun philosophe connu n’a jamais poussé l’idéalisme jusqu’au point de considérer la pensée des autres hommes comme les modes de son propre esprit. M. Stuart Mill en particulier, au lieu de prêter les mains à une extension aussi hyperbolique de ses principes, la repousse expressément, et montre qu’elle n’y est nullement