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perception directe de la matière, lui qui enseigne comme principe fondamental de la philosophie que toute connaissance est essentiellement relative. Il y a une contradiction manifeste entre ces deux doctrines. Comment soutenir en effet que nous connaissons directement les choses extérieures, ou tout au moins telles ou telles qualités de ces choses, par exemple celles qu’on appelle qualités premières (étendue, figure, mouvement), sans reconnaître, ce que fait expressément Hamilton, que nous les connaissons telles qu’elles sont ? Or, si nous les connaissons telles qu’elles sont, pourquoi dire que cette connaissance est relative et non absolue ? Si au contraire la connaissance que nous en avons n’est que relative, c’est que nous ne connaissons de ces qualités que le rapport qu’elles ont avec nous ; nous les connaissons donc non pas telles qu’elles sont en soi, mais telles qu’elles nous apparaissent : dès lors dans quel sens pourrait-on dire que nous en avons une perception directe et intuitive ? Il est impossible de contester la force de ce dilemme, et Hamilton, ici comme dans toutes ses doctrines, se débat entre les deux tendances dont s’est formée sa philosophie, d’une part la philosophie du sens commun, des croyances naturelles, qui lui vient de Reid, de l’autre la philosophie critique, qui lui vient de Kant. Il faut choisir entre ces deux propositions : « toute connaissance est relative, » et : « la perception des corps, du non-moi, de la matière, est une perception directe, immédiate, intuitive. »

Reid lui-même, auquel on ne peut pas sans doute imputer la même contradiction, ne paraît pas avoir jamais vu bien clair dans ses propres idées lorsqu’il parlait d’une perception directe de la matière. Au fond, il n’entendait guère par là autre chose qu’une croyance irrésistible, suggérée par la nature à l’occasion de certaines modifications affectives du moi. Or personne ne peut confondre une croyance, une suggestion, comme il s’exprime souvent, et une perception directe ; il y a là une différence radicale, ou il n’y a plus de langue psychologique. Bien plus, dans un passage capital cité par M. Mill, Reid compare la perception des sens au témoignage des hommes et ne voit dans nos sensations que des signes qui nous suggèrent l’idée des choses extérieures, et. que nous interprétons spontanément, immédiatement, comme nous interprétons les signes du langage. Il y a bien là sans doute, suivant lui, un principe naturel de notre constitution ; mais l’interprétation d’un signe, si naturelle, si spontanée qu’on la suppose, ne peut à aucun titre être appelée une perception immédiate. Reid a-t-il ou n’a-t-il pas plus tard modifié, rétracté cette curieuse théorie ? C’est un débat historique inutile à entamer ici ; ce qui est certain, c’est que lorsqu’il combattait le plus énergiquement la doctrine des idées-images, il n’a jamais entendu par perception qu’une croyance et non une intuition.