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boulangerie. Lorsqu’on a supprimé la taxe, il y avait partout des boulangers en nombre suffisant pour les besoins locaux ; la consommation de pain étant limitée, un nouveau venu devait nécessairement, pour se faire une clientèle, entamer celle de ses devanciers, et c’est là le difficile. Il y a dans les petites localités des liens d’habitude, de voisinage, de bienveillance mutuelle, qui ne se peuvent rompre du jour au lendemain. Le père de mon boulanger servait mon père ; il me sert, lui, depuis bien des années ; je n’ai jamais eu à m’en plaindre, et je ne le quitterais certainement pas pour économiser un ou deux centimes par kilogramme de pain. La clientèle aisée est presque toute dans le même cas ; la clientèle ouvrière est tenue par le crédit : c’est là ce qui rend très chanceuse la création d’une nouvelle boulangerie. Si quelque personne entreprenante l’a tentée et a réussi, elle n’a pas tardé à comprendre qu’il était plus lucratif de se mettre au niveau de ses confrères que de continuer à leur faire concurrence en vendant à plus bas prix.

Autre exemple pris dans notre sujet. Les libres échangistes croient, — et c’est là le fondement de leur doctrine, — que lorsqu’on réduit le droit d’entrée sur une marchandise étrangère, ce dégrèvement se traduit à coup sûr par une diminution égale du prix de cette marchandise sur le marché et par une égale économie pour le consommateur. En théorie, la conséquence est juste ; en fait, elle ne se produit jamais. Si le dégrèvement est considérable, une partie, la plus faible de beaucoup, profite au consommateur ; la plus forte se partage entre le producteur étranger et les divers intermédiaires. Si le dégrèvement est peu de chose, ceux-ci l’absorbent tout entier et n’en laissent rien arriver au véritable consommateur, à celui qui fait subir à la marchandise sa transformation dernière. Le vrai consommateur du blé, ce n’est ni le meunier ni le boulanger, c’est celui qui mange le pain. Le vrai consommateur de la laine, ce n’est ni le marchand de drap ni le tailleur, c’est celui qui porte et use les vêtemens.

Ce désaccord entre les variations des droits de douane et des prix de vente ne saurait être contesté, et nous en faisons l’expérience depuis le traité de commerce. Toutes les prohibitions ont été levées, tous les droits ont été réduits : eh bien ! quel est l’article dont le prix ait sensiblement baissé dans la consommation ? Quand les économistes réclamaient l’entrée en franchise des bestiaux étrangers, ils espéraient voir baisser le prix de la viande, et les agriculteurs, par le même motif, résistaient de toutes leurs forces. On n’a pas oublié l’illustre maréchal Bugeaud s’écriant à la tribune : « J’aimerais mieux cent fois l’invasion des Cosaques que celle du bétail étranger ! » Qu’est-il advenu de ces espérances et de ces craintes ?