Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 83.djvu/908

Cette page a été validée par deux contributeurs.
902
REVUE DES DEUX MONDES.

une question semblable pour une autre industrie, la fabrication du drap. La réponse sera la même. Seulement cette fois le fabricant de draps se retournera vers le maître de forges et lui dira : « De quoi vous plaignez-vous ? Je vous paie votre fer plus cher que je ne paierais le fer étranger, s’il entrait en franchise. N’est-il pas juste que vous me payiez mon drap plus cher que le drap étranger ? » L’argument est irréfutable ; le maître de forges sera forcé d’en convenir. En parcourant successivement le cercle entier de la production industrielle et agricole, à chaque industrie nouvelle que l’on considérera, l’injustice apparente ira se resserrant, et l’on finira par se trouver en face d’une série de gens payant plus cher ce qu’ils achètent, mais faisant payer plus cher ce qu’ils vendent ; ils n’auront rien à se reprocher les uns aux autres. Eh bien ! tel est le régime protecteur dans son ensemble ? c’est une sorte d’assurance mutuelle contre la concurrence étrangère, un pacte d’association qui embrasse le pays tout entier. Chacun consent à payer pour tous les produits qui lui sont nécessaires un prix augmenté par les tarifs de douane, sous la condition d’obtenir de ses propres produits sur le marché intérieur un prix également augmenté par le même moyen, de manière à être rémunérateur.

Voilà la formule théorique du système dépouillée des imperfections, des incohérences inséparables dans la pratique de toute œuvre humaine. Une telle conception n’est certainement pas absurde ; on peut seulement demander si elle n’a rien de contraire à la justice et si elle est réellement utile. Elle est juste lorsqu’elle est générale, cela n’est pas douteux. Il n’en résulte ni un monopole, ni un privilège, car les mêmes charges sont imposées à tous les citoyens en compensation des mêmes avantages.

Les économistes raisonnent d’ordinaire comme si le pays était partagé en deux camps bien tranchés, ayant des intérêts distincts et nécessairement contraires : le camp des producteurs et celui des consommateurs. Partant de cette idée, ils prennent parti pour ces derniers et se constituent d’office leurs défenseurs. Cette façon d’envisager les choses ne repose sur aucun fondement sérieux. Le consommateur et le producteur des économistes sont des êtres de raison : la séparation des deux camps, l’antagonisme de leurs intérêts sont des hypothèses arbitraires. Il n’y a pas un seul producteur qui ne soit en même temps consommateur, et tous les consommateurs, sauf une fraction extrêmement minime, sont également producteurs. C’est donc à tort qu’on oppose sans cesse l’intérêt du consommateur à celui du producteur. Quel que soit celui des deux qu’on attaque ou qu’on favorise, le résultat se fait inévitablement sentir dans la même bourse, et si, par une mesure économique quelconque, tout en faisant gagner 100 francs au propriétaire de la bourse comme consom-