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accorderait à la Hongrie l’union personnelle, si elle le désire, ou l’entrée dans la confédération, si elle le demande. Cette dernière supposition paraîtra aujourd’hui bien improbable. Les Magyars voudraient relâcher davantage plutôt que resserrer le lien qui les unit à l’Autriche. La raison en est qu’ils craignent avant tout deux choses : premièrement d’être encore engagés malgré eux dans les démêlés avec l’Allemagne, qui ne les touchent pas et qui leur ont déjà coûté tant de sang et d’argent, secondement de voir renaître dans la Cisleithanie l’ancien despotisme dans le cas où les tentatives actuelles de réorganisation viendraient à échouer dans l’anarchie. Si au contraire la Cisleithanie arrive à se constituer définitivement de façon à assurer à toutes ses populations le complet développement de leurs aptitudes et de leurs ressources, les Hongrois finiront par comprendre qu’il est de leur intérêt de s’associer plus intimement à un état riche, éclairé et libre. Les Magyars, plus encore peut-être que les Polonais, doivent désirer vivre dans une Autriche puissante, car c’est l’unique asile de leur nationalité. L’Autriche détruite, ils sont engloutis dans l’océan slave. Cela est trop évident pour qu’ils ne le voient pas. Il est donc probable que, dès qu’ils seront assurés que la Cisleithanie ne se mêlera plus des affaires allemandes et saura conserver la liberté, ils voudront se rapprocher d’elle au lieu de s’en éloigner, comme ils semblent le désirer aujourd’hui.

En résumé, la mission de l’Autriche est belle : si elle la remplit, elle méritera la reconnaissance de l’Europe. Concilier par la liberté et le bien-être des races si longtemps hostiles, hâter, le développement de la race slave, cette sœur cadette de la grande famille aryenne, et procurer ainsi à l’humanité l’épanouissement d’un rameau nouveau doué peut-être de facultés spéciales, attirer vers un centre actif de richesses et de lumières les peuples frères encore asservis en Russie et en Turquie, faire rayonner ainsi partout dans l’Europe orientale les forces irrésistibles de la civilisation, devenir en un mot les États-Unis danubiens, sans guerres, sans révolutions, sans violences, voilà ce qu’il y a pour elle à faire. Afin de vaincre les difficultés, — et nous n’avons pas cherché à les dissimuler, — ce qu’il faut de la part du gouvernement de Vienne, c’est une initiative hardie, des vues élevées et le sentiment des conditions d’existence des sociétés démocratiques modernes, — de la part des Tchèques et des Polonais c’est mettre de la sagesse dans leurs réclamations, de la persévérance, mais de la prudence dans leur conduite et sur tout se ressouvenir des leçons de leur histoire.


EMILE DE LAVELEYE.