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y a toujours une large part à faire à la conjecture et à la divination historique ; mais je ne pense pas que ce soit un malheur sans compensation, car enfin la conjecture en histoire a bien son charme aussi. Cette part est bien moins large quand on est en possession de points de repère où l’on peut se retirer en sûreté, si l’on est forcé de battre en retraite. C’est la différence qui existe entre le joueur de profession dont toute l’existence est livrée au hasard et l’homme de fortune solide qui peut bien aventurer une partie de son avoir dans la spéculation, sûr qu’il est de pouvoir toujours se retrouver en possession d’un capital suffisant.

C’est ainsi, par exemple, que l’école de Tubingue s’y est prise pour nous restituer l’histoire des deux premiers siècles chrétiens. L’obscur, c’était au point de départ l’œuvre et la personne de Jésus, au point d’arrivée la constitution du premier catholicisme. Comment a-t-elle procédé ? Elle a mis sur le premier plan ce fait connu de tout temps, mais dont elle a relevé l’importance trop oubliée, de la lutte prolongée du paulinisme et du judéo-christianisme au Ier siècle, fait positif, clair, attesté par des documens contemporains d’une authenticité indubitable. Cela posé, il a été incomparablement plus facile de prolonger les lignes, soit en arrière du côté de la période évangélique, soit en avant du côté du catholicisme primitif. C’est ainsi qu’elle est parvenue à retracer cette époque dans ses grands traits, lui imprimant ce cachet de logique interne dans la succession des événemens qui satisfait l’esprit et constitue au fond la véritable preuve d’une exposition historique. Il faut en effet, comme disent les Allemands, que les oppositions en histoire soient vermittelt, médiatisées, c’est-à-dire que l’on puisse passer de l’une à l’autre par une série de moyens termes.

Dans ses recherches sur la religion primitive d’Israël, il s’agissait également pour M. Kuenen de prendre pied, au milieu d’un sol si mouvant, sur un terrain solide. Eh bien ! il en est un qui s’offre de lui-même au regard de l’observateur. Si les documens historiques proprement dits sont de date incertaine ou s’ils inspirent une juste défiance, il est des monumens écrits de la religion des anciens Israélites qui portent leur date avec eux. Ce sont les discours polémiques des prophètes du VIIIe siècle. Ces discours sont sortis d’une situation déterminée aussi visiblement que les grandes épîtres de Paul de sa position particulière au sein des premières églises. Par conséquent, pour savoir en quoi consistait la religion des Israélites de leur temps, on peut les interroger avec d’autant plus de confiance qu’ils ne songent pas à la décrire ; ils la supposent, ils font appel aux croyances vraies ou fausses de. leurs contemporains, non pour en informer la postérité, mais pour les critiquer,