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warègues Scandinaves et des grandes familles indigènes s’unirent par mariage aux nobles polonais. Parmi les noms dont s’enorgueillit le plus la Pologne, beaucoup sont d’origine ruthène, comme les Chodkievicz, les Wisniowiecki, les Pulawski, les Reytan, les Sobieski, les Czartoryski, les Sapieha.

En 1669, toute la noblesse rassemblée à la fameuse diète de Lublin consolida l’acte d’union en effaçant toutes les traces de séparation qui pouvaient encore subsister, de manière qu’il n’y eût plus qu’une seule nation. On vient de célébrer le trois-centième anniversaire de cet acte mémorable et presque unique dans l’histoire. Même les différences de religion, qui dans le reste de l’Europe faisaient couler le sang à flots, n’amenèrent aucun trouble en Pologne jusqu’au XVIIe siècle. Les grecs et les protestans jouissaient des mêmes droits que les catholiques ; mais après que le roi Batory eut confié l’université de Wilno aux jésuites (1579), les persécutions religieuses commencèrent, et celles-ci provoquèrent les animosités de race. Jean-Casimir, qui avait été à Rome cardinal et jésuite avant d’être roi, appuie les révérends pères, qui veulent contraindre les paysans ruthènes à rentrer dans le giron de l’église. Les paysans se révoltent et trouvent du secours chez les Cosaques, qui étaient eux-mêmes d’origine ruthène et grecs schismatiques. Après une guerre atroce, l’hetman des Cosaques, Bogdan Chmielnicki, étant passé du côté des Russes, la Pologne cède à ceux-ci, en 1654, la Petite-Ruthénie et le pays de Kiev. Elle perd ainsi cette vaillante milice, son bouclier vers l’orient. C’était le premier démembrement de la Ruthénie. Les Ruthènes en font encore aujourd’hui un reproche aux Polonais. Le germe fatal des ressentimens religieux était entré dans le cœur des paysans du rite grec contre leurs maîtres catholiques. Jean-Casimir avait aussi persécuté les protestans, que la Suède se donna la mission de protéger. Lors du démembrement de la Pologne, la Russie s’adjugea toutes les Ruthénies, sauf la partie de la Ruthénie-Rouge comprise dans la Galicie.

L’histoire donne donc raison aux Polonais : oui, les Ruthénies ont fait partie intégrante de la Pologne-Lithuanie pendant quatre siècles, de 1386 à 1772[1]. La Russie de Moscou, c’est-à-dire la vraie Russie, restée longtemps soumise aux Mongols, ne date véritablement

  1. Les Russes et les historiens qui adoptent le point de vue russe donnent une autre physionomie aux faits. Ils n’admettent pas de nationalité ruthène distincte de l’état russe. La Russie moscovite des Romanof est, suivant eux, la continuation de l’état ruthène de Kiev. La Pologne et la Lithuanie, profitant de la désorganisation où les invasions mongoles avaient jeté la Russie, lui enlevèrent ses provinces essentiellement russes d’au-delà du Dnieper. Au XVIIIe siècle, elle n’a fait que rentrer en possession de ce qui était son bien. Ce système ne sera admis que par ceux qui ont intérêt à l’adopter.