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résultat diffère, mais seulement dans la mesure de la diversité des moyens employés.

Arrivons à une conclusion : la notion de l’espèce, telle que l’école de Cuvier l’avait définie, devra nécessairement changer de sens. L’espèce ne peut être envisagée que dans son présent ou dans son passé. Or, si l’on étudie l’état actuel des choses, cette notion, dont on voudrait faire la base immobile de tout le système, est impossible à définir rigoureusement. Tantôt élargie de manière à comprendre des êtres tout à fait dissemblables, tantôt réduite à des limites étroites, elle fait le désespoir des naturalistes les plus éminens, et se dérobe à l’analyse. Si l’on plonge dans le passé, l’origine des espèces par voie de modifications successives s’impose à l’esprit, non plus comme une théorie, mais comme un fait qui se dégage de l’ensemble même des investigations. Ici, pour résoudre le problème, ce que l’on doit surtout invoquer, c’est l’impossibilité d’expliquer autrement la marche des phénomènes paléontologiques. Tout mène à ce résultat, il n’y a plus de limites précises entre les diverses périodes ; celles-ci varient en nombre, en intensité, en durée, et sont caractérisées différemment, suivant que l’on prend pour point de vue telle ou telle série d’animaux ou de plantes. Les liaisons se multiplient, les sous-étages tendent à confondre les divisions principales en une suite continue de phénomènes enchaînés. Les espèces présentes se rattachent presque toujours à celles qui les ont précédées, et celles-ci l’ont été à leur tour par d’autres qui s’éloignent des premières par une sorte de gradation en rapport avec le temps écoulé. On retrouve ainsi comme des jalons intermédiaires entre les espèces, les genres et les ordres ; on aperçoit quelques-uns des échelons que la vie organique a dû gravir successivement avant d’arriver jusqu’à nous. Sans doute les formes spécifiques n’ont pas toujours varié ; elles ont plutôt varié dans une mesure inégale, de manière à aboutir à des résultats inégaux aussi. De là la valeur essentiellement relative des termes actuels de la série organique ; de là aussi la nécessité de ne voir dans les êtres que nous avons sous les yeux que les derniers acteurs d’une lutte qui a commencé avec la vie elle-même, et s’est prolongée à travers l’immensité des siècles. La lutte acharnée pour l’existence, et nous ne saurions mieux terminer que par cette pensée empruntée à M. Darwin, est la preuve la plus puissante de l’absence de causes finales habilement combinées ; mais, cette absence une fois constatée, le problème de la raison d’être des choses est loin d’être éclairci, et l’on se trouve en présence d’une difficulté aussi inabordable que celle du libre arbitre et de la prédestination.


GASTON DE SAPORTA.