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pas assez tranchées pour empêcher de croire à la filiation des unes par les autres.

Précisons encore en insistant sur quelques exemples : l’arbre de Judée ou gaînier est maintenant spontané sur un seul point de la vallée du Rhône, non loin de Montélimart ; cette même région a présenté à quatre reprises, et dans quatre âges successifs, des gaîniers voisins du nôtre, distincts pourtant à quelques égards. Faut-il supposer que ces espèces aient péri chaque fois pour ressusciter sous une forme légèrement, quoique visiblement modifiée ? Le laurier-rose tertiaire, observé en Grèce et ensuite en Bohême, a été rencontré dernièrement près de Lyon. Il se montre dans ces localités sous des formes successives arrivant à se confondre avec la forme actuelle. Le laurier-rose est de nos jours indigène en Grèce et dans le midi de la France ; on conçoit très bien que cet arbre, après avoir varié dans une certaine mesure, ait été enfin chassé par le froid du centre de l’Europe. Le laurier ordinaire, le laurier des Canaries et le grenadier étaient associés, au laurier-rose lorsque celui-ci habitait les environs de Lyon, tous ont été peu à peu refoulés vers le sud. Est-il besoin d’appeler à son aide une série de créations instantanées pour expliquer des faits aussi simples d’évolution et de variabilité ? D’un autre côté, l’explication une fois, admise pour les espèces les mieux connues, comment ne pas l’étendre aux autres par analogie ?

Telle est en résumé la filière d’idées par laquelle l’étude des êtres anciens a conduit à la doctrine de l’évolution les esprits les plus divers. M. Darwin en Angleterre, en France MM. Gaudry, Schimper et tant d’autres, dans des branches entièrement distinctes, se plaçant même parfois à des points de vue opposés, sont arrivés pourtant à constater des faits et à formuler des résultats identiques. Le premier de ces savans, préoccupé de la théorie à laquelle il a attaché son nom, en a surtout recherché les applications immédiates aux êtres actuels. Il a peut-être ainsi trop multiplié les tentatives de solution pour chaque cas particulier ; mais il a su ouvrir une voie immense. En vrai savant, il s’est appuyé sur l’expérience et a poursuivi la vérité avec une sorte d’acharnement que ses adversaires ont été obligés de louer. Il a pensé enfin que les merveilleuses transformations subies autrefois par les êtres, dues à des effets sans doute très lents et soustraits par cela même à nos observations, pouvaient cependant redevenir visibles en interrogeant ceux des phénomènes présens qui reflètent le mieux les phénomènes d’autrefois. L’action de l’homme sur les plantes et les animaux a paru à M. Darwin propre à nous éclairer sur les antiques évolutions des espèces, bien qu’elle soit plus intense à certains égards, moins efficace et surtout différemment efficace à d’autres que l’action de la nature livrée à