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trouvent un wagon divisé en dix-huit compartimens isolés qu’ils ne doivent quitter qu’à leur arrivée au bagne. Lorsqu’on se rappelle l’horrible cortège de forçats enchaînés qui jusqu’en 1836 a traversé la France pour se rendre aux galères, on estime que notre temps n’est pas toujours aussi mauvais qu’on veut bien le dire[1].

Toutes les prisons de Paris sont munies de bibliothèques, et jamais, à moins de punition, on ne refuse de livres aux détenus qui en demandent. Chaque année, la préfecture de police consacre 2,500 francs à l’achat de volumes, car si elle comptait sur l’initiative individuelle, qui jadis avait entrepris cette œuvre excellente, elle courrait grand risque de n’avoir bientôt plus une seule brochure à prêter aux prisonniers. Dans toutes les maisons de détention, ce sont les mêmes ouvrages qui sont le plus recherchés : romans de Walter Scott et de Fenimore Cooper, voyages, Magasin pittoresque, etc. Les livres de morale et de religion sont si peu demandés que la couverture en paraît neuve, l’histoire non plus n’a pas grand succès ; quant aux livres de science, on n’y touche guère. Ces volumes sont intéressans à feuilleter, car sur les marges blanches les condamnés ont écrit bien des phrases par où s’échappent leurs pensées secrètes. C’est un appel à la liberté, un souhait de vengeance, un souvenir pour un être aimé, une malédiction contre les juges, parfois une menace et une forfanterie. Le plus souvent c’est un dessin obscène, accompagné d’une légende dont on ose à peine se souvenir. Je montrais un volume ainsi maculé de grossières inepties au bibliothécaire, qui toujours est un détenu signalé par sa bonne conduite ; il leva les épaules avec découragement et me répondit : Que voulez-vous, monsieur, l’administration ne fournit pas de gomme élastique !

Les condamnés sont attentivement surveillés, non-seulement au point de vue des infractions qu’ils peuvent commettre, mais surtout au point de vue de leur attitude morale. C’est là une étude fort délicate, car il est presque impossible de deviner à la conduite d’un détenu ce qu’il sera en état de liberté. L’homme est saisi dans les mailles d’une discipline très douce, mais de forme rigoureuse ; toute action étant prévue, il est très difficile de s’éloigner de la route tracée : aussi les détenus qui ont été graciés parce qu’ils n’avaient encouru aucun reproche, ou que leur aptitude avait fait nommer contremaîtres, sont-ils sujets à la récidive comme les autres. Néanmoins un rapport est adressé tous les ans par le directeur à la préfecture de police sur la tenue des prisonniers et sur ceux qui paraissent dignes

  1. La chaîne mettait de trente à quarante jours pour atteindre Brest, Rochefort ou Toulon ; elle fut abolie par ordonnance royale du 9 décembre 1836. Les voitures cellulaires, conduites en poste, commencèrent à circuler le 1er juin 1837 ; elles faisaient en cinq ou six jours le trajet qui actuellement n’exige plus que trente-six heures.