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marchandises ? Les vastes salles, qui contiennent à peine quelques tonneaux de mélasse et quelques balles de coton, proclament assez que les docks ne répondent point encore aux habitudes et aux besoins du commerce marseillais. Avant de s’engager dans des dépenses de ce genre, les Anglais auraient au contraire commencé par s’assurer le concours de toutes les personnes intéressées au succès de l’entreprise. C’est surtout à l’intérieur de la ville que le génie des bouleversemens et des reconstructions s’est donné carrière. De larges rues ont été ouvertes, des édifices se sont élevés au milieu des squares et des boulevards.. Tout cela est très beau sans aucun doute ; mais tout cela a coûté fort cher. Le gouvernement personnel échappe moins que tout autre aux illusions ; qu’il s’exerce par le chef de l’état ou par un agent de l’autorité centrale, les conséquences sont à peu près les mêmes : le goût des grands projets, le désir de frapper les villes à l’effigie d’un règne, mille rêves chimériques, l’entraînent à consulter ses fantaisies plutôt que les vrais besoins et les ressources de la population locale. Un préfet investi de pouvoirs discrétionnaires cède trop souvent à la vaine ambition d’accroître son importance personnelle par des changemens à vue et des coups de théâtre. Sous prétexte d’embellir les villes, on les endette et on les ruine.

Il n’entre point dans ma pensée de pousser plus avant ce parallèle entre deux systèmes d’administration, et je m’en voudrais d’avoir dit un mot qui pût blesser notre juste amour-propre national. Certes la France est assez grande par elle-même et assez éclairée pour profiter des leçons que lut donnent ses voisins ; elle occupe dans le monde un rang que nul ne lui conteste ; elle possède un territoire riche et fertile en productions variées, des mers qui lui ouvrent le chemin de toutes les entreprises commerciales ; elle a droit d’être fière de sa population, race enthousiaste et généreuse qui ne recule devant aucune idée de progrès. Pour qu’elle prît tout son essor, que lui faudrait-il de plus ? S’appartenir et faire par elle-même. Jusqu’ici que lui a-t-il manqué dans le monde ? La liberté. En voulant donner l’impulsion, la main de l’état paralyse tout ce qu’elle touche. Nul ne conseille à la France de prendre exemple sur l’étranger : c’est dans ses inspirations, dans son génie, dans ses mœurs, qu’elle doit chercher les moyens d’administrer ses propres affaires. Il faut pourtant reconnaître que les élémens de la vie publique et de l’indépendance sont les mêmes partout. Ce qui divise et distingué les sociétés sont des ordonnances, des actes de l’autorité supérieure. Les gouvernemens ont mille manière d’entendre leurs intérêts ; les peuples n’en ont qu’une pour être grands et libres : c’est de vouloir et d’agir d’après leur conscience.


ALPHONSE ESQUIROS.