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ajoutaient un air de fête et d’à-propos. En face de l’orchestre vide et sur toute la largeur de la salle s’élevait une plate-forme destinée à recevoir les principaux convives et les invités. Les autres tables se prolongeaient à angles droits sur un plan inférieur, et la ligne monotone des habits noirs et des cravates blanches, qui donnent beaucoup trop de gravité à un dîner anglais, se trouvait agréablement rompue par la présence des femmes. C’est une infraction aux anciens usages de nos voisins, introduite seulement depuis quelques années, mais qui ne tardera point à passer dans les mœurs. Le banquet était présidé par le maire de Liverpool. A sa droite s’assirent Charles Dickens et lord Houghton, auteur de différens poèmes très estimés en Angleterre[1] ; à sa gauche se plaça lord Dufferin, membre du cabinet libéral, descendant par sa mère de la famille des Sheridan, ayant, quoique jeune encore, beaucoup vu, beaucoup voyagé, et dont la séduisante parole décèle un esprit délicat et solide. La littérature anglaise était représentée par MM. Antony Trollope,.George-Auguste Gala, Hepworths Dixon, Andrew Hallyday, tous célèbres à divers titres par des succès dans le roman, la critique, les études sociales ou le théâtre. Le dîner, qui avait commencé par la traditionnelle soupe à la tortue, se poursuivit lentement et solennellement jusqu’au dessert. Au tomber de la nuit, la salle s’éclaira comme par enchantement, et les colonnes de marbre de couleur revêtues de chapiteaux d’or, l’argenterie qui chargeait les tables, les élégantes toilettes et la beauté des femmes du Lancashire, resplendirent sous le feu des candélabres. Un mouvement tout particulier annonça que l’heure des toasts avait sonné. L’orchestre et les galeries, qui jusque-là étaient demeurés vides, se remplirent d’une foule à la fois nombreuse et choisie, dans laquelle dominaient les ladies en grand appareil qui n’avaient point voulu assister au banquet. On but comme toujours à la santé de la reine, du prince et de la princesse de Galles, de l’armée et de la marine, des membres du ministère et du parlement. Ces toasts officiels sont le prélude inévitable des événemens de la soirée. Ceci fait, on prononça d’excellens discours. Usant de cette liberté de parole qui ne se dément jamais chez nos voisins, M. Dixon compara les institutions anglaises aux institutions américaines, sans cacher ses préférences pour la grande république. Charles Dickens se montra, comme toujours, étincelant d’esprit et de verve, orateur autant qu’écrivain, je dirais même volontiers acteur, ce qui ne gâte rien à l’éloquence. L’enthousiasme avec lequel il fut accueilli fit trembler toute la salle. Le peuple de Liverpool, ce peuple de marchands,

  1. Ces poèmes sont Flight of time, Lay oftho humble, Long ago et Man of old. Lord Houghton, autrefois M. Richard Monkton Milnes, rappelle dans ses vers charmans la manière de Wordsworth.