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protecteurs naturels, les patrons dont le sculpteur peut invoquer l’appui et se faire le client. En eût-il d’autres d’ailleurs, il n’est pas sûr qu’il viendrait facilement à bout de leur plaire, de se concilier longtemps leurs bonnes grâces, de ne les pas froisser, de se plier autant qu’il le faut à leurs goûts, de satisfaire à leurs caprices. L’éducation que les artistes ont durant plusieurs années reçue à l’École des Beaux-Arts, — j’ai surtout en vue l’école telle qu’elle était avant l’organisation nouvelle, — leurs études assidues, l’indépendance au moins apparente de la profession qu’ils ont embrassée, les portent à contracter une allure particulière, décidée et peu souple, à leur rendre odieuse toute servilité. L’étiquette et le formalisme leur semblent ridicules. S’ils reconnaissent, non pas toujours sans peine, les supériorités intellectuelles, les formes extérieures du respect hiérarchique leur sont peu familières. C’est le sujet habituel de leurs railleries. Je constate le fait sans songer à leur en adresser un reproche. Plus tard, l’expérience de la vie, le joug de la nécessité, en changeront quelques-uns ; mais ce changement leur pèse. Un certain sans-façon et une pittoresque verdeur de langage leur paraissent volontiers un des plus précieux attributs de la libre existence de l’artiste.

M. Carpeaux, qui est élève de l’École des Beaux-Arts, a gardé un peu de cette apparence bizarre, bourrue, brutale, désintéressée. Cependant il ne faut pas trop se fier à la première impression. Ses coups de boutoir les plus imprévus, les plus brusques, lui ont réussi. Il a le désir de plaire, et ses paroles n’ont guère d’amertume et d’âpreté que dans la forme : si l’aspect est fâcheux, l’arrière-goût n’a rien de rebutant. Observant plus et connaissant mieux les faiblesses humaines qu’on ne croirait au premier abord, diplomate rustique et savant, il présente avec humeur un compliment comme une boutade ; il a quelque chose de spontané, je ne sais quoi d’involontaire, qui fait que nul ne se tient en garde. Sous cette enveloppe de paysan du Danube, toujours prêt à dire leurs vérités aux grands de la terre, habite une sorte de demi-courtisan auquel on permet plus qu’à d’autres, à la faveur de son costume, le sayon de poil de chèvre et la ceinture de jonc marin. Il y a beau jeu à se montrer inculte à qui sait d’avance à part soi qu’il ne dira rien qui doive être repris. On cite de M. Carpeaux des mots qui ont fait fortune, que les plus naïfs supposent partis malgré lui, comme le projectile d’une arme chargée maniée par un maladroit. A regarder de plus près, il n’y a guère à s’y tromper, chacun de ces mots est arrivé à son adresse, a surpris agréablement la personne qui se sentait frappée et s’attendait à être blessée. C’est la manœuvre d’un Parthe habile qui lancerait des flèches redoutées, flèches innocentes dont la pointe