Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 83.djvu/391

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

couleurs brillantes qui lui rappellent ses espérances perdues, elle arrête tout à coup le récit de son chagrin pour nous entretenir du rôle des démonstrations extérieures dans la vie des peuples. Je sais bien que Goethe dans ses mémoires suspend ainsi, et trop souvent peut-être, la suite des faits pour développer les idées générales qu’ils lui suggèrent ; mais c’est Goethe, et aucun de ses aperçus n’est insignifiant pour nous.

Fanny Lewald est née le 24 mars 1811 à Kœnigsberg. Elle appartenait à une famille de banquiers et commerçans juifs fort considérée dans le pays. Le « professeur » Kant en usait, paraît-il, le plus honnêtement du monde avec son grand-père, et ne manquait point de le saluer chaque fois qu’il passait devant sa porte ; c’était quelque chose, et l’on s’en faisait honneur dans la maison. Il ne se peut imaginer de milieu plus moral que celui où fut élevée Fanny : c’était la vie domestique la plus unie et la mieux ordonnée, mais avec je ne sais quelle rigidité mosaïque qui en gâtait le charme, non point toutefois que l’on s’y renfermât dans la lettre de la loi ; le père. de Fanny pensait sur ce point très librement, et sa morale était « indépendante. » Il croyait faire acte de haute logique en laissant à ses enfans le soin de décider eux-mêmes de leur foi lorsqu’ils auraient atteint leur majorité. Excellent pour eux d’ailleurs, il se montrait fort préoccupé de leur avenir ; mais sa bonté avait quelque chose de raide et de raisonné. « Ce n’était pas dans l’usage de la maison de parler des sentimens, ou de s’y abandonner d’une manière visible. » Affranchir ses enfans de tout préjugé, les rendre capables de se suffire à eux-mêmes, leur donner de l’honneur et développer en eux dans ce dessein le sentiment personnel, tels étaient ses principes en matière d’éducation. Il entendait les concilier avec le maintien de son autorité paternelle.

Fanny était la fille aînée ; elle montrait à l’étude des dispositions remarquables, et reçut avec un certain éclat une éducation très complète. A onze ans, il paraît qu’elle commença d’avoir conscience de sa valeur. Elle quitta l’école à quatorze ans. « Votre tête serait mieux placée sur les épaules d’un garçon, » lui avait dit un examinateur ; un de ses maîtres écrivit sur son album cette maxime : « débarrasser l’esprit de l’erreur et le cœur de l’égoïsme. » Elle entreprit de suivre le précepte du second, et ne laissa pas de confirmer le jugement du premier. Dès qu’elle fut revenue dans sa famille, on commença de la mener dans le monde. A seize ans, on admirait fort son esprit, et elle ne se défend point d’une certaine coquetterie sur la science. Elle lisait avec passion, les contes orientaux surtout, « où la fantaisie se joue dans un rationalisme large et libre. » Son père lui donna Kant pour compléter son éducation, et elle dit que le