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L’aristocratie d’abord, à laquelle le vernis du grand monde faisait pardonner les couleurs trop vives : beaucoup de choses choquaient dans ces défis superbes jetés aux convenances ; mais en définitive cette émancipation demeurait un privilège, et l’on ne s’en offusquait pas trop du moment qu’on la réservait ainsi exclusivement aux gens bien nés. Il ne déplaisait pas de s’entendre dire qu’on était seul capable d’inspirer ou de ressentir de telles passions. Cette société d’ailleurs était plus artificielle encore que formaliste, et ne pouvait s’apercevoir de ce qu’il y avait de factice dans ces inventions. Que l’on ouvre la correspondance de Rahel, les souvenirs de Sternberg ou ceux de Varnhagen, et l’on comprendra qu’au milieu de pareilles réalités des imaginations allemandes aient pu trouver un idéal dans les romans de Mme de Hahn. Néanmoins c’est à côté, un peu en dessous de ce monde exclusif et relevé, qu’elle rencontra ses lectrices les plus convaincues et souleva les admirations les plus ardentes. Toutes les âmes déclassées, ou le croyant être, tous les beaux esprits qui se jugeaient en exil et faisaient de la coquetterie avec de l’enthousiasme selon le mot de Mme de Staël, toutes celles que le mariage avait mal servies, qu’un semblant de passion avait jetées hors de leur voie, victimes qui tombent avec grâce et s’étalent complaisamment dans leur chute, trouvaient dans ses livres leurs souffrances, leurs faiblesses même, transfigurées par un faux éclat de grandeur. C’étaient les bourgeoises enfin qui prenaient ces récits à la lettre, et croyaient, en les lisant, vivre pour quelques heures de la vie supérieure du grand monde. Les feux d’artifices de Mme de Hahn ont allumé là de véritables incendies. « Lorsque je lisais l’histoire d’Ilda Schönholm, — écrit la fille d’un commerçant juif de Kœnigsberg, devenue plus tard doublement la rivale de la comtesse, — et que je regardais de ma fenêtre les voisins courbés sur leur ouvrage, que je pensais au dîner et à surveiller la cuisinière, ou bien quand, le soir, on se réunissait et que je me trouvais entourée d’hommes qui, fatigués de leurs travaux et soucieux de leurs affaires, ne pensaient pas à m’aimer, je me disais que c’était un sort digne d’envie que de pouvoir, comme les comtesses de roman, en habit de mousseline rose, regarder du haut du dôme de Milan blanchir la cime des Alpes, d’être Sans soucis d’aucune sorte, et par-dessus tout de se sentir comme elles prodigieusement aimée[1]. »

En 1845, la comtesse se fixa décidément à Dresde ; son compagnon, plus âgé qu’elle de dix ans, commençait à se lasser des voyages et à désirer le repos. Ce fut le moment le plus brillant de sa vie : elle était entourée d’hommages et recherchée partout. Elle

  1. Fanny Lewald, Meine Lebensgeschichte, t. VI, p. 154.