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soir court à Spandau pour l’apercevoir un instant à la fenêtre de sa prison ; il s’échappe, ils s’exilent, tous deux écrivent ensemble. Ils touchent enfin à l’aisance ; mais la traversée a été trop rude, la raison de Johanna a sombré dans la tempête, elle perd courage et se tue. J’en passe, et des plus bizarres. Comme nous sommes en Allemagne, et qu’il faut que l’érudition ait part à toute affaire, voici le professeur Creuzer lui-même, le trois fois savant auteur de la Symbolique, qui se mêle d’affoler d’amour une pauvre fille poète, toute consumée de mélancolie, la chanoinesse Gunderode. « Nous ne parlions jamais ensemble des choses de la vie réelle, » dit Bettina, son intime amie. Creuzer était marié, sa femme avait une vingtaine d’années de plus que lui : il pensa au divorce, puis il se ravisa, et bien lui en prit peut-être ; mais la pauvre Gunderode ne se consola point. L’idée de la mort la tourmentait depuis longtemps, elle n’y résista plus, se poignarda au bord du Rhin, puis s’en alla, comme Ophélie, au fil de l’eau, et des paysans la retrouvèrent arrêtée sous les saules.

Tel est le monde étrange qui miroite devant les yeux des Allemandes. Nous voudrions y introduire un instant le lecteur, et, passant en revue avec lui les femmes auteurs qui marquent le plus de notre temps, montrer par où elles se rattachent à la majorité de leurs compatriotes et par où elles s’en séparent. En pénétrant dans le milieu même où elles se sont formées, nous saisirons l’origine des tendances qui se sont développées en elles, nous connaîtrons à la fois la nature de leur talent et la cause de leur succès. Deux écrivains très opposés s’offrent d’abord à notre attention : une aristocrate romanesque et mystique, la comtesse Hahn-Hahn, et une bourgeoise juive et esprit fort, Mme Lewald. Toutefois les égaremens d’imagination de l’une aussi bien que la raison affectée de l’autre ne sauraient convenir au plus grand nombre des lectrices, plus modestes dans leurs aspirations, plus réservées dans leurs jugemens. A côté de ces œuvres, dont l’éclat trop vif effaroucherait les âmes timides, fleurit toute une littérature honnête et sentimentale, poésie à l’eau de rose dont le parfum léger ne peut troubler les jeunes têtes. Il y a les livres enfin composés pour celles, et ce sont les plus nombreuses, qui se sont sans rémission enfouies dans le ménage, et veulent retrouver dans leurs lectures la représentation embellie des objets qui occupent leur pensée.


I

Le petit pays de Mecklembourg nageait encore en plein courant féodal lorsque Ida de Hahn naquit, le 22 juin 1805, à Tressow. Elle