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A un antagoniste de cet ordre, les gens timorés, honnêtes, sincères, les gens comme lord Cowper, ne pouvaient évidemment tenir tête. On se rend aisément compte de l’amertume et du dégoût que devait éprouver un magistrat émanent, un orateur renommé, un ami de la veille, sérieusement, loyalement dévoué à la dynastie hanovrienne, en face d’un homme nouveau, d’une espèce de gentleman-farmer mal policé, sans instruction et sans lettres, cachant un esprit subtil sous de grossiers dehors, et tout prêt à jouer sous jambe sans le moindre égard le parleur disert, le jurisconsulte érudit, le majestueux et consciencieux représentant de la tradition judiciaire et ministérielle, principalement bon pour l’apparat et les grands dehors. On conçoit aussi le profond dépit d’une femme comme lady Cowper, quand, après cinq années de faveur constante et presque tendre qu’elle a voulu prendre pour de l’amitié, le jour vient où sa maîtresse, dominée par une influence nouvelle, lui fait éprouver un à un tous les soucis, tous les dégoûts d’un refroidissement graduel, le jour enfin où la « royale amie » lui apparaît comme une grandissime comédienne.

Dans les cours de tout temps et de tout régime, c’est là, paraît-il, ce qu’on pourrait appeler le pain quotidien. Nous devons en croire sur ce point une des femmes les plus expérimentées et les mieux douées qui aient jamais marqué dans la politique, la virile Sarah, duchesse de Marlborough. En 1716, retenue auprès de son mari presque moribond, elle écrivait de Bath à lady Cowper, et, après lui avoir donné en détail les nouvelles de la santé du duc, après s’être réjouie avec elle des victoires du prince Eugène (Peterwardin et Temesvar), voici ce qu’elle ajoute dans un moment d’intime abandon et de sincère mélancolie : « Votre princesse est certainement de l’humeur la plus commode et la plus obligeante ; néanmoins je comprends l’ennui que vous éprouvez loin de votre mari et de vos enfans. Je pense en effet que toute personne douée d’un peu de bon sens et de quelque honnêteté naturelle doit être nécessairement fatiguée de tout ce qui se rencontre dans les cours. J’en ai beaucoup vu, j’y ai passé bien des années de ma vie, mais je vous assure que mes seuls bons souvenirs datent de mon enfance. A quatorze ans, déjà fille d’honneur depuis quelque temps, j’étais aussi désireuse de quitter ce monde-là que je l’avais été d’y entrer lorsque je ne le connaissais point. Je n’ai guère changé d’avis par la suite. »

N’est-ce point là la conclusion naturelle et comme la morale des souvenirs de lady Cowper, cette dame de la cour du roi George Ier ?


E.-D. Forgues.