Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 82.djvu/999

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

garder un ressentiment qui était bien loin de son cœur, il ajouta en donnant sa bénédiction au prélat : « Assurez bien l’empereur que je ne suis pas son ennemi. La religion ne me le permettrait pas. J’aime la France, et lorsque je serai à Rome, on verra que je ferai tout ce qui sera convenable[1]. »

M. de Beaumont, après s’être ainsi acquitté de sa commission, quitta Fontainebleau le 22 janvier 1814 au matin. Tandis qu’il traversait la ville pour s’en retourner à Paris, il aperçut trois voitures qui se dirigeaient vers le château, et bientôt il apprit qu’elles étaient destinées à emmener le saint-père. Voici ce qui s’était passé. Les armées ennemies avaient occupé Dijon. Leurs coureurs d’avant-garde et quelques bandes de cosaques avaient apparu aux environs de Montereau. Napoléon, qui allait partir dans quarante-huit heures pour Châlons (il quitta Paris le 24 janvier 1814 au soir) afin de commencer sur les flancs des armées alliées, entre la Seine et la Marne, ces admirables manœuvres qui ne l’ont point sauvé, ni la France avec lui, mais qui ont arraché les éloges de tous les militaires, ne se souciait pas de laisser le saint-père à portée d’un coup de main de ses adversaires. Il y aurait eu cependant une mesure facile à prendre pour éviter ce péril, mesure simple autant que généreuse : c’était de rendre effectivement au saint-père cette liberté qu’on venait de lui offrir, de lui laisser, comme il le demandait avec tant d’insistance, reprendre seul le chemin de ses états. Napoléon n’y songea pas un instant. Il était de l’avis de son commandant de gendarmerie Lagorse; il jugeait qu’il y aurait une dangereuse magnanimité à s’en remettre à la bonne foi de Pie VII, quelque manque de dignité de sa part à entrer en explication avec son prisonnier sur ses véritables desseins. Ses desseins d’ailleurs, quels étaient-ils? Ne pouvaient-ils pas être à tout moment modifiés? Pourquoi se hâter? Pie VII avait refusé ses offres, était-il bien sûr de n’avoir pas à s’en repentir? Si la fortune venait à favoriser les manœuvres qu’il roulait dans sa tête, si elle lui rendait la victoire, si les ennemis étaient définitivement repoussés hors de France, tout ne serait-il pas remis en question? Et quel avantage d’avoir alors le pape sous la main! Voilà les plans que dans son incorrigible orgueil Napoléon agitait encore le 24 janvier 1814, et c’était dans ce sens qu’étaient

  1. Relation écrite par M. de Beaumont, évêque de Plaisance, nommé à l’archevêché de Bourges, 2 mai 1814. — Cette relation de M. de Beaumont a été écrite, comme on le voit par la date, sous la restauration, pour démentir un récit moins véridique qui avait alors paru dans la Gazette de France. Les faits rapportés par ce prélat n’ont jamais été l’objet d’une contradiction; ils sont d’ailleurs confirmés par les dépêches qu’il avait adressées dans le moment même à M. Bigot de Préameneu, et qui ont passé sous nos yeux. M. de Beaumont est mort à Paris en 1835 à l’âge de plus de quatre-vingt-cinq ans.