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pensée du maître, il n’avait pas contracté avec les élémens mondains et passionnés de la société gréco-latine une pernicieuse alliance. Devenu dans presque toute l’Europe un établissement politique non moins qu’une institution religieuse, il a entraîné, au milieu du bien qu’il faisait, des maux dont nous sommes aujourd’hui encore les victimes, et qui ne semblent pas près de finir. Il est donc important pour la théorie des religions de savoir comment naissent les orthodoxies, dans quelles conditions elles grandissent, par quels moyens elles se propagent, et comment la force des choses les conduit fatalement à leur fin.


I

Il est démontré que la religion naît d’un phénomène psychologique, et que la doctrine fut primitivement individuelle. En cela, elle n’a différé en rien des opinions que les hommes peuvent se faire sur quelque sujet que ce soit. Ces opinions ne se laissent ordinairement apercevoir que quand elles ont conquis des prosélytes, que les suffrages de plusieurs personnes en ont fait une sorte d’opinion commune ; mais, si toute pensée est un phénomène individuel, toute opinion est née d’abord dans l’esprit de quelqu’un avant d’être l’opinion d’un plus grand nombre. C’est ce qu’a prouvé cent fois dans ces derniers temps la marche des théories scientifiques : presque toutes sont nées dans l’esprit de quelque savant obscur à la vue des faits dont il cherchait l’explication ; ce premier chercheur a communiqué son idée à d’autres qui l’ont accueillie, modifiée, agrandie, et le plus souvent elle n’est parvenue à une certaine notoriété qu’après avoir cheminé lentement, après avoir été patronée et mise en lumière par quelque savant déjà connu. Cette marche des idées est clairement démontrée par la belle étude publiée récemment ici par M. de Quatrefages sur les antécédens de la théorie de Darwin. Toutefois ce savant ne pouvait pas et personne ne pourra jamais découvrir dans l’esprit de quel homme inconnu a germé la première pensée de la transformation des espèces. On peut seulement affirmer qu’il y a eu jadis un tel homme, et que l’idée ne s’est montrée à son esprit que dans un état tout à fait rudimentaire ; puis elle a grandi, elle a eu différentes phases marquées par des noms plus ou moins célèbres ; enfin elle s’est formulée en s’étendant à tout l’ordre des êtres vivans. Aujourd’hui elle a pris rang dans la science, et à travers les discussions et les contradictions elle ramène tour à tour à elle les esprits les plus divergens.

On ne voit aucune raison pour qu’il en ait été autrement des religions passées à l’état d’orthodoxies. Au contraire, si la religion, comme nous croyons l’avoir démontré, est une forme antique de la