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quefois confus des doctrines dans ce premier recueil et dans celui des Épreuves, qui l’a suivi. M. Sully-Prudhomme passe de Lucrèce à Platon ; chacun de ces grands esprits lui fournit une somme égale de bons vers. Son éclectisme est celui d’un artiste ; il ne prend pas le soin d’accorder entre eux ces systèmes opposés de l’histoire de la philosophie. N’insistez pas, ne lui dites pas que Lucrèce et Platon se réfutent l’un l’autre ; il vous répliquerait avec Hegel, qui lui prête une belle image pour expliquer l’idéal. Si vous n’êtes pas content, il tournerait le dos à Lucrèce, à Platon, à Hegel et à vous, pour faire quelque élégant sonnet sur le doute et pour dire à Kant :


Je veux de songe en songe avec toi fuir sans trêve
Le sol avare et froid de la réalité ;
Le rêve offre toujours une hospitalité
Sereine et merveilleuse à l’âme qu’il soulève.


On ne s’étonnera pas que M. Sully-Prudhomme ait levé contre Alfred de Musset le drapeau d’un groupe de jeunes écrivains à qui, pour conquérir l’avenir, la bonne envie, en attendant le succès, ne manque pas. Alfred de Musset n’a pas cette foi aux philosophes : il ne s’estime pas heureux sur l’autorité de Lucrèce ; il prête l’oreille aux rêveries de Platon, applaudit et poursuit son chemin ; il n’a pas connu Hegel, mais la manière dont il parle de Kant, « le rhéteur allemand, et de ses brouillards, » ne laisse aucun doute sur le jugement qu’il en eût porté. Il ne connaissait pas les doctrines philosophiques aussi bien que M. Sully-Prudhomme ; c’est qu’il allait au fond et ne s’amusait pas au détail de l’architecture des systèmes. Ame sérieuse, plus sérieuse qu’elle ne voulait l’avouer, ingénieuse à se faire souffrir, véritablement ennemie d’elle-même, le doute la désolait. Il ne chantait pas l’infini bleu, comme on fait aujourd’hui ; mais quand il disait : « L’infini me tourmente, » il était sincère. On nous permettra de le remarquer en passant : c’est un singulier spectacle que cette renommée qui ne manque pas d’adversaires posthumes, sinon d’ennemis, et qui demeure intacte et toujours riante de sa première fraîcheur. Ceux-ci lui reprochent l’absence complète d’orgueil et les élégies qui toujours recommencent. Ceux-là, voyant dans chaque poète un candidat à la dictature, croient être nouveaux en le déclarant incapable de conduire le siècle. D’autres ne lui pardonnent pas d’avoir horreur de la politique, oubliant les patriotiques démentis qu’en plusieurs occasions son indifférence s’est donnés. Parce qu’il a mis dans un sonnet que ce siècle est un mauvais moment, qu’il soit anathème ! Il a dit que Ninon et Ninette faisaient toute sa politique : pour cette boutade, qu’il soit excommunié !