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sance du pouvoir civil, la nécessité pour chacun de penser à soi, de se faire justice, les associations se formant dans l’état, hors de lui, souvent contre lui, les partis soulevés et armés jusqu’aux dents, la ville à la merci des chefs de faction, les campagnes envahies et occupées par des malfaiteurs de bonnes familles, les bénéfices octroyés par l’église, à laquelle ils n’appartenaient pas, et possédés par deux prieurs qui se les disputaient à coups d’arquebuse; puis les trahisons, les guet-apens, les violences sans nom, la torture en permanence, l’échafaud relevé à chaque instant; enfin l’anarchie partout et déjà dans les consciences, la corruption presque universelle du clergé, de Rome à Genève et de Genève à Saint-Victor, appelant à grands cris la réforme, non comme une épuration de croyances (c’est le petit côté de ce grand mouvement), mais comme une révolution morale : — voilà le tableau que nous a présenté jusqu’ici l’histoire de Genève étudiée dans la vie et dans les livres de Bonivard. N’y a-t-il pas là, sur un théâtre restreint, toutes les tempêtes du XVIe siècle?


II.

Un des récens historiens de la réformation, M. Merle d’Aubigné, a rendu cet arrêt un peu sévère : « la dernière partie de la vie de Bonivard fut aussi triste que la première avait été brillante; il eût mieux valu pour son nom qu’il eût été mis à mort dans les souterrains de Chillon. » Qu’il nous soit permis de révoquer une pareille sentence. Si le capitaine du château s’était montré aussi méchant que le voudrait M. Merle, nous aurions perdu la meilleure ou du moins la plus durable partie de Bonivard, l’écrivain. Ce fut en effet à dater de sa « seconde passion » que le prieur prit la plume. Les deux premières années de sa captivité furent assez douces; le capitaine de Beaufort traita son captif honnêtement, le mit dans une chambre et lui tint compagnie : ces deux joyeux sires se racontaient des histoires et s’amusaient ensemble pour tuer le temps. Par malheur, M. de Savoie vint à Chillon, et « ne sais, dit Bonivard, si pour le commandement du duc ou de son propre mouvement, Beaufort me fourra en unes croctes desquelles le fond était plus bas que le lac sur lequel Chillon était situé, et avais si bon loisir de me promener, que je empreignis un chemin en la roche qui était le pavement de céans, comme si on l’eût fait avec un martel. » En se promenant ainsi, Bonivard composait « tant en latin qu’en français beaucoup de menues pensées et ballades. » Voilà tout ce qu’on sait de la captivité du prieur. L’épisode de ses deux frères qui moururent auprès de lui dans le cachot est sorti de l’imagina-