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l’épée à la main, la tête couverte, l’hommage que leur rendaient, à genoux et désarmés, les gentilshommes du territoire, puis retournaient sans déroger vendre des drogues. Au-dessus des boutiques, nombre d’hôtelleries arboraient sur leurs enseignes des croix, des aigles, des lions, des faucons de toutes couleurs et des titres singuliers. Un homme et son cheval, le premier « dînant de bœuf, de mouton et de poule, » étaient nourris et logés pour dix sous par jour. Les voyageurs affluaient, alléchés par ce tarif et sans doute aussi par les plaisirs de la ville, les jeux de paume, les tavernes toujours peuplées, les spectacles en plein vent auxquels assistaient les premiers magistrats, leur bâton syndical à la main, ou encore par les masques et les parades du carnaval, par les étuves, vrais thermes antiques où l’on était massé, frictionné, parfumé, saigné même à peu de frais, peut-être aussi par « les belles filles, » parquées alors dans une rue qui porte encore leur nom; elles n’en pouvaient sortir que marquées d’un parement rouge à l’épaule droite, et elles étaient soumises à l’autorité d’une supérieure assermentée qu’on appelait la reine du sérail. Rien de plus vivant alors que la petite ville et son grand fleuve, habité lui-même : des maisons, des fabriques bordaient « le pont bâti, » sous le tablier duquel étaient suspendues des caves ; d’autres maisons et même des tours construites sur pilotis avaient pris possession du Rhône, et s’y avançaient sur un espace de cent dix-huit pieds; le pont seul supportait huit cents habitans. Les rues étaient à tout le monde ; les notaires verbalisaient en plein vent; les femmes richement attifées se mêlaient aux foules, se battaient au besoin dans les émeutes, défendues par le stylet qui retenait leurs cheveux, et les riches ménagères qu’on voyait le matin, debout sur le rebord des fenêtres, nettoyer les vitres au risque de se rompre le cou, s’asseyaient le soir en robe de velours sur des bancs de pierre devant leurs maisons pour recevoir les hommages des promeneurs. Des groupes se formaient ainsi; passaient les musiciens, et les couples tumultueux entraient en danse.

Telle était Genève avant la réforme. Catholique et joyeuse, elle ne ressemblait guère à la cité de Calvin que nous aurons plus tard à parcourir. Cependant elle se sentait déjà menacée et se tenait sur ses gardes; de là ces remparts, ces palissades, ces chaînes qui se tendaient dans les rues, ces escouades de bourgeois qui, au premier signal, sautaient sur leurs armes et s’assemblaient dans leurs quartiers; c’était une ville de guerre dont tous les citoyens, même les prêtres, étaient sans cesse prêts à se battre ; telle abbaye s’était transformée en corps militaire dont le capitaine, gardant le titre d’abbé, menait au feu ses « moines, » ou commandait, au bruit des tambours et des fifres, de martiales processions. Pourquoi donc