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« croisades, » et dont l’étendard était précieusement conservé dans la fameuse salle des drapeaux du château de Marienbourg. Les rusés moines teutoniques avaient soin de rappeler ces faits dans leur correspondance avec l’épouse de Jagello, d’évoquer souvent « l’âge d’or » de leurs relations si intimes avec le bon, l’illustre, l’incomparable Angevin. — « Oh ! si le roi Loys était encore parmi les vivans ! écrivaient-ils avec componction ; nous serions sûrs alors de ne point éprouver de dommage, car c’était un prince juste et amoureux de l’équité, notre bienveillant seigneur en toute occasion, notre défenseur toutes les fois que nous avions besoin d’une protection. Aussi prions-nous jour et nuit pour son âme… » De tels appels ne furent jamais faits en vain au cœur généreux et aimant d’Hedvige ; elle puisa dans ce sentiment de piété filiale une force de résistance et une énergie de volonté vraiment extraordinaires pour calmer des disputes sans cesse renaissantes, pour éteindre des flammes qui s’élevaient à chaque instant sous ses pas, et maintenir pendant de longues années une paix qu’elle savait elle-même n’être qu’une trêve. « Tant que je vis, — devait-elle s’écrier un jour douloureusement dans une entrevue célèbre avec le grand-maître Conrad de Jungingen, le successeur de Wallenrod, — aussi longtemps que je vivrai, la couronne saura bien supporter vos iniquités ; mais après ma mort le châtiment du ciel ne manquera pas de vous atteindre, et une guerre alors inévitable consommera votre ruine !… » Quel que soit le jugement de l’historien réfléchi sur cette politique, toute de cœur et d’expédiens magnanimes, il n’en restera pas moins ému à la vue d’une femme belle, courageuse, dévouée à la mémoire de son père, qui, en souvenir de ce père, ne cessait de séparer des fers toujours prêts à se croiser, et, blanche colombe de l’arche, ainsi que s’exprime un écrivain contemporain, portait toujours le tremblant rameau d’olivier au-dessus des flots montans de passion et de haine.

Hedvige mourut en 1399[1], et sa douce ombre protégea encore

  1. Ce n’est pas ici le lieu de relever toutes les grâces, toutes les vertus qui ont fait d’Hedvige la reine la plus accomplie, la femme la plus vénérée du monde slave. Elle fut admirable de piété, de charité, d’amour pour les sciences. Elle fonda des écoles sans nombre dans le pays, encouragea sans cesse le développement intellectuel de son peuple ; la littérature moderne de la Pologne date de son règne et de son impulsion. Dans son testament, d’une simplicité et d’une grandeur incomparables, et qui nous a été conservé, elle fait deux parts de sa fortune privée, l’une aux pauvres et l’autre à l’université de Cracovie. Citons enfin un mot vraiment sublime de cette sainte femme, mot que rapportent les chroniqueurs contemporains et que le peuple a gardé dans ses chants. C’était en 1387 ; le couple royal, nouvellement marié, arrivait à Gnesen, et, selon l’habitude alors générale dans toute l’Europe, les gens du cortège s’abattirent dans la campagne et enlevèrent le bétail des paysans sous le prétexte de fournir aux besoins de la cour. Les malheureux campagnards vinrent se plaindre de la spoliation ; ils pleuraient, ils sanglotaient, ils demandaient la restitution de leur unique avoir. Frappé de la profonde consternation d’Hedvige, le roi alla lui-même aux informations et fit prompte justice. « Soyez consolée, dit-il à Hedvige en revenant, j’ai fait rendre leur bien à ces pauvres gens. — Oui, répondit la reine, mais qui leur rendra leurs larmes ?… »