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guère à celle qu’il a gouvernée jusqu’ici[1]. » Ce programme en 1806 était une conception clairvoyante et hardie; après les événemens de 1866, il est devenu comme l’ordre même de la destinée. On n’y résisterait pas impunément.

On voit combien la question bohème est pressante et redoutable; les plus inquiétans problèmes de l’avenir sont engagés dans ce débat. S’il ne s’agissait ici que du peuple tchèque, sans méconnaître l’intérêt qu’il inspiré, nous ne croirions pas nécessaire d’élever ainsi la voix. Que les Tchèques soient accablés d’outrages depuis le jour où s’est réveillé leur esprit national, qu’on ait vu se déchaîner contre eux l’orgueil allemand, l’orgueil magyar, parfois même l’orgueil polonais, — car l’héroïsme des victimes a aussi son orgueil, — c’est sans doute un fait douloureux; mais les Tchèques sont en mesure de se défendre. Les Allemands et les Hongrois leur reprochent d’être Russes à force d’être Slaves; les polémiques dont nous venons de parler prouvent aujourd’hui que rien n’est plus injuste. Les Polonais les accusent d’être à moitié Allemands; la vérité est que, mêlés depuis des siècles à la société germanique, ils lui ont pris quelques-unes de ses qualités, l’amour du travail, la constance, la conscience. C’est ainsi que les Tchèques sont parvenus à former chez eux ce qui manque à presque tous les autres enfans de la famille slave, une bourgeoisie laborieuse, un tiers-état avec lequel les gouvernemens sont obligés de compter. Ils n’ont pas les héroïques élans, les sublimes imprudences de la Pologne ; avec des vertus plus bourgeoises, ils contribueront peut-être à relever un jour la race aristocratique dont ils ont longtemps subi les injustes dédains. Dès à présent, on peut l’affirmer, ils occupent le premier poste de la Slavie occidentale. Les Polonais de la Galicie, hostiles d’abord à leur politique, n’y sont-ils pas ralliés désormais? Les Tchèques sont donc parfaitement en mesure de se défendre eux-mêmes, s’il ne s’agit que d’eux-mêmes; pour nous, l’intérêt principal en cette affaire, c’est l’intérêt de la France et de l’Europe. C’est aussi pour cela que, soutenant une cause générale, nous ne craindrons pas, en parlant aux Tchèques, de mêler des remontrances à nos encouragemens. Plus de fausses démarches, plus de paroles irréfléchies, plus de pèlerinages à Moscou. N’allez pas, même par une tactique d’un jour, rétrograder vers l’Orient; votre salut est du côté de la société occidentale. Souvenez-vous du martyre de vos frères de

  1. Ce mémoire n’a été publié que l’année dernière. Voyez l’ouvrage intitulé Aus dem Nachlasse Friedrichs von Gentz ; 2 vol. in-8o, Vienne 1868; voyez surtout dans le tome second le Supplément au chapitre V, p. 96-97. Ce mémoire est rédigé en français.