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royaume, a gagné en importance depuis la ruine de celui-ci. Le gouverneur fait preuve d’une certaine fierté. Il se dispense par exemple de se rendre à Bangkok pour les funérailles du second roi de Siam. Il vient nous voir splendidement habillé d’un langouti de soie et d’une veste de même étoffe galonnée d’or. Sa suite est nombreuse ; un magnifique parasol l’abrite du soleil ; ses crachoirs, aiguières, boîtes à bétel, sont en argent doré. A ce dernier trait, on reconnaît un gouverneur presque aussi puissant qu’un roi. Nous allons immédiatement lui rendre sa visite ; son palais, quoique construit en bois, a bon air ; de magnifiques colonnes en soutiennent la charpente. La vaste pièce où il reçoit est décorée de tableaux chinois. A notre entrée, la musique joue un air qui doit être l’air national, car je n’ai jamais entendu que celui-là au Laos. Son excellence, assise sur une table, la première que nous ayons encore vue dans ce pays, nous invite à en faire autant, et nous nous livrons par interprète à une conversation amicale.

Derrière le village s’étend une plaine immense où des palmiers ont poussé au hasard. Ces arbres ont une physionomie toute particulière, plus poétique et plus orientale que le gracieux aréquier ou le cocotier un peu lourd. Ils ont peine à porter leur tête, et leur tronc est souvent penché. Le vent fait crépiter leurs feuilles comme du parchemin que l’on froisserait. Dans cette plaine est bâtie la pagode principale, à laquelle conduit une longue chaussée de bois. C’est jour de fête, la foule inonde les abords et les portiques. Les pantalons bleus des Chinois se mêlent aux langoutis bigarrés et aux écharpes multicolores des Laotiens. Fidèles et curieux se pressent dans le préau et dans l’enceinte trop étroite du sanctuaire, où des bonzes lisent des prières. Autour d’eux, disposées avec un certain goût, des offrandes décorent le temple et ouvrent l’appétit. Des tentures écarlates pendent aux colonnes. Dans l’ombre ardente, au milieu des fleurs et des parfums, les jeunes filles ont l’œil agaçant, et leur sourire donne le vertige. Chacun cause, fume ou rit bruyamment. Personne n’est recueilli, personne même n’est attentif, à l’exception de trois jeunes clercs qui glissent un regard libertin sous l’écharpe des jeunes filles agenouillées au-dessous d’eux.

Nous avions conservé jusqu’à Nong-Caï le Français qui nous servait d’interprète pour la langue siamoise. Il eût pu nous être utile longtemps encore ; mais son inconduite contraignit M. de Lagrée à s’en défaire. Plus nous avancions, et plus il importait de resserrer les liens de la discipline. Le jour n’était pas éloigné où une seule faute aurait pu nous perdre. Nous nous étions aperçus souvent déjà d’un revirement brusque et inexplicable dans les dispositions des populations et des autorités. Cela tenait tout simplement au vol de quelque broc ou bien au viol de quelque fille.