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On n’osa point refuser ; l’enfant de quatorze ans prit en main la hache, et se mit à en frapper les gonds de la porte pour la faire sauter. L’entourage demeura stupéfait ; à ce moment survint Dimitr de Goray, le trésorier de la couronne. Ce vieux serviteur du père et du grand-père d’Hedvige tombe à genoux et supplie la fille de ses anciens et illustres maîtres de respecter leur mémoire, d’avoir pitié de leur royaume… Les larmes du vieillard et de l’enfant se mêlèrent ; la fille des rois rentra dans ses appartemens au bras de Dimitr, chancelante et l’âme brisée. Elle ne devait plus jamais revoir son Guillaume ; elle lui écrivit même sur-le-champ pour le supplier de quitter la ville. Il le fit, mais sur des injonctions tout autrement pressantes. A la nouvelle de l’étrange scène du château, la population de Cracovie se souleva en masse et se mit à la recherche de « l’élégant duc » Guillaume s’enfuit avec son brillant cortège, et c’est probablement dans cette retraite précipitée que le poète de sa maison, le bon Peter Suchenwirt, médita les strophes courroucées qu’il ne devait pas tarder à lancer contre les « Polaques grossiers et impies… »

Cette « scène du guichet » est demeurée célèbre dans la mémoire du peuple, dans ses récits et dans ses chants, et, — équité admirable de la conscience populaire, — la tradition a su gré à Hedvige presque autant de l’énergie de son amour que de la plénitude de son sacrifice. Le sacrifice fut en effet complet et entier ; la reine et la chrétienne prennent dès ce moment et pour toujours le dessus sur la femme dans l’enfant charmante des Piast : la fille d’Eve ne se révéla plus que par un seul trait de curiosité bien pardonnable à coup sûr et que nous raconte le chroniqueur. L’époux futur, « le roi, » ce Jagello qui, vainqueur de l’ordre teutonique, approchait déjà des frontières de la Pologne, était-il vraiment aussi « hideux » que l’affirmaient les Allemands ? Était-il vraiment un monstre repoussant, « tout couvert de poils comme un ours ? » Hedvige fit venir le chevalier Zawisza, l’homme dont la loyauté et la véracité étaient à toute épreuve. — « Parole de Zawisza » est encore aujourd’hui un dicton polonais. — Elle le chargea, sous le prétexte de complimenter Jagello, d’aller à sa rencontré et de revenir aussitôt ; elle fit jurer au chevalier de lui dire toute la vérité sur le compte du « païen. » L’homme de cour revint bientôt avec des renseignemens rassurans ; le païen « était beau, bien proportionné, de taille moyenne, avait des traits réguliers, l’expression douce, et les manières toutes princières. » Jagello, qui s’était douté du véritable but de la mission de Zawisza, l’avait accueilli avec une grâce parfaite, et, — ajoute ingénument le chroniqueur, — « l’avait amené avec lui au bain !… »

Bien d’autres que Zawisza, la plupart des magnats et des nonces