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poursuivie depuis, cent cinquante ans sur les bords du Niémen serait d’un coup emportée par une conversion, qui évidemment n’aurait « rien de solide et de sérieux, » puisqu’elle laisserait à la race de « Baal » sa nationalité et son sol ! Ce n’est pas tout ; la combinaison ingénieuse préparée de longue main avec le feu roi Louis d’Anjou, « le bon, le noble, le magnanime Angevin, » allait également échouer par ce mariage « monstrueux et impie ; » à l’instar de la Pologne, qui osait répudier un duc de la maison d’Autriche, la Hongrie faisait de son côté et à ce moment même des efforts « malhonnêtes » pour écarter un margrave de la maison de Luxembourg qu’on lui avait destiné : les « marches » de la Vistule et de la Theiss échappaient au saint-empire ! La consternation, l’indignation, furent générales ; mais celui qui ressentit le plus vivement l’affront, ce fut, on le conçoit, le pieux ordre teutonique. Les chevaliers de Marienbourg avaient eu tout lieu de voir dans Jagello leur créature et leur instrument ; ils lui avaient prêté leur concours contre l’honnête et héroïque Keystut, combattant son combat suprême ; la « trahison » de ce récent allié, de cet homme-lige de l’ordre, avait bien de quoi exaspérer leur âme. Ils décrétèrent une « croisade » contre l’ingrat et le félon, — singulière croisade pourtant qui prétendait punir un païen de sa volonté d’embrasser la croix ! — et ils inaugurèrent l’expédition par une splendide table d’honneur…..

Cette institution étrange, réminiscence probable de la Table-Ronde d’Arthur, était un des moyens ingénieux imaginés tout récemment par l’ordre pour augmenter ses revenus au dedans et sa renommée au dehors. Au début d’une « croisade, » aussitôt qu’on avait passé la frontière et touché du pied la terre « païenne, » on y dressait une table sous un baldaquin magnifique et sur une estrade élevée, visible à tout le monde. Douze convives, douze hôtes venus de l’étranger, étaient seuls admis à cette table, que desservaient les plus hauts dignitaires de l’ordre. Pour obtenir une distinction pareille, — le prix insigne et suprême de la chevalerie, — il fallait présenter des titres exceptionnels soigneusement débattus auparavant par un grand jury d’honneur ; il fallait avoir accompli quelque action hors ligne, comme ce Conrad de Richartsdorff par exemple qui, à l’encontre de l’usage habituel, avait fait le pèlerinage de la terre-mainte par terre et à cheval en longeant les bords de la Mer-Noire. On se doute du reste que la puissance de tel hôte et la richesse de tel autre devaient constituer aux yeux du jury des titres pour le moins aussi sérieux que le ramble du vaillant sire de Richartsdorff ; on se doute que l’ordre ne perdait rien à ces petits banquets dispendieux, bien que chacun des douze convives fût tenu d’emporter dans sa et besace de voyage » les plats d’argent et les