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Olgerd mourut en 1381, et dans les chroniques du temps on lit encore la description détaillée de ses funérailles, — les dernières funérailles païennes d’un grand-duc de Lithuanie. Sur un bûcher immense, près de Miskoli, était déposé le corps du héros vêtu d’un kaftan parsemé de diamans et de perles, d’une ceinture dorée et d’un manteau de pourpre ; une grande partie de son trésor, ses armes, ses faucons, étaient placés à ses côtés. Les kriwés (prêtres) entonnèrent une musique sacrée sur les flûtes et les trompettes, chantèrent des hymnes, versèrent du lait et de l’hydromel, puis mirent le feu, et tout ce qui se trouvait en haut et en bas du bûcher, jusqu’au cheval favori du prince, périt dans les flammes. Ce fut le fils d’Olgerd, Jagello[1], qui lui succéda, et Keystut, alors déjà octogénaire, accepta la suzeraineté de ce jeune homme de vingt-six ans. « Je te servirai aussi fidèlement que j’ai servi ton père, » lui dit-il, et il tint parole ; « il protégea son neveu de tous les côtés, » ajoutent les chroniqueurs de l’ordre teutonique, et il ne cessa de guerroyer contre les Mazoviens, les Allemands et les Russes. Grande dut donc être la douleur du vieux héros en apprenant bientôt que Jagello conspirait contre lui avec les chevaliers teutoniques, et voulait lui ravir sa principauté de Troki. Un fait aussi étrange dans l’histoire de la Lithuanie que l’alliance avec l’ennemi séculaire, une ingratitude si monstrueuse de la part d’un enfant d’Olgerd, l’âme loyale de Keystut se refusa longtemps à y ajouter foi ; Witold surtout, le fils de Biruta, ne cessait de se porter garant pour Jagello, son ami d’enfance, son frère d’armes. Les preuves devinrent bientôt accablantes, la trahison était manifeste, et le fils de Gédimin, marchant promptement sur Wilno, s’empara du neveu félon et perfide.. « Sois tranquille, dit-il même alors à son fils Witold, je laisserai à Jagello les pays de Witebsk et de Krewa, avec tout le trésor et tous les chevaux qui lui reviennent de son héritage, et comme les a reçus Olgerd de notre père Gédimin. » C’est qu’il ne voulait ni « ternir son nom ni exiler aucun membre de sa glorieuse famille. » Générosité imprudente ! du fond de Krewa, Jagello ne tarda point à renouer ses intrigues avec les chevaliers teutoniques, avec les princes slaves voisins, avec d’anciens adhérens ; le vieux lion fut bientôt pris dans un réseau de trahisons et d’inimitiés. Elle fut longue et tragique, cette dernière lutte du fils de Gédimin contre des adversaires qui surgissaient de toutes parts, et aussi contre cette machine infernale, — le canon, — que pour la première fois dans sa longue vie de guerrier il vit alors fonctionner, « faire merveille, » porter des ravages épouvantables dans les rangs de ses fidèles compagnons. Un moment le vieillard, âgé de plus de

  1. On prononce Yaguéllo.