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hymnes védiques reparaît d’une manière incontestable dans le Znicz auquel les Lithuaniens élevaient des autels en tout lieu, dans leurs forêts, sur leurs montagnes, dans leurs temples, et dont la flamme éternelle était toujours gardée par des vestales, « des vierges chastes depuis le berceau jusqu’à la tombe. » Une organisation sacerdotale puissante répondait naturellement à un système religieux qui divinisait tous les phénomènes et embrassait toutes les minuties de la vie. Au-dessous d’un grand-pontife (un kriwè-kriweïto) venait s’échelonner une nombreuse hiérarchie de prêtres aux classemens et aux fonctions multiples ; au dernier rang apparaissent les bardes, dont la science et la vocation participaient également du sacré et du profane. Il n’y avait en effet ni fête de famille ni réunion joyeuse sans que le waïdelote vînt célébrer la gloire des ancêtres et les grandes actions des temps passés. Arrachés à la patrie, captifs sur la terre étrangère, ces pauvres rapsodes continuaient à exercer leur métier avec une fortune diverse. Dans un épisode célèbre de son Wallenrod, Miçkiewicz introduit ainsi à un banquet des chevaliers teutoniques de Marien-bourg un waïdelote aveugle qui égaie la compagnie de ses sons rauques et étranges. Un seul comprend son chant, le grand-maître lui-même, et c’est de lui seul aussi que le barde demande à être compris, car il a élevé ce grand-maître, il connaît son origine lithuanienne, que tout l’ordre ignore, et il salue en lui le futur vengeur de la patrie opprimée ; — il continue donc de chanter, tandis que les chevaliers continuent de rire et que les pages espiègles l’accompagnent dérisoirement en sifflant dans des noix creuses… La scène est originale et pathétique à coup sûr, mais on ne se douterait guère que le poète en empruntait les traits pittoresques à un récit du temps, à un chroniqueur de l’ordre. « Un prisonnier lithuanien, un prêtre, dit le chroniqueur, vint aussi chanter au festin, et crut faire merveille en comparant notre grand-maître au grand weïdawut. Les chevaliers ne comprirent rien au langage barbare du pauvre diable, et pour récompense ils lui envoyèrent plaisamment une coupe remplie de noix creuses… »

D’ailleurs, et à mesure qu’on avance dans l’étude, on trouve à ces adorateurs de Perkunos des qualités et des vertus bien surprenantes, et on est forcé de leur reconnaître un degré de civilisation que ne laisserait point soupçonner le nom de « fils de Baal » dont les gratifiait l’esprit chrétien du temps[1]. Le dirons-nous ? ce Lithuanien ondoyant et divers, tel qu’il se révèle à nous au xiv" siècle, tel qu’il éclate dans les compagnons d’Olgerd et de Keystut, ce Lithuanien à la fois sauvage et chevaleresque, fanatique et tolérant,

  1. Chronicon filiorum Belial de l’énigmatique évêque Christian.