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qu’il fallait sur l’heure proclamer Milan ; il le déclara avec une assurance et une conviction qui entraînèrent ceux même qui éprouvaient quelque doute. Avant que le gouvernement eût fait connaître ses intentions, dès le lendemain du meurtre, il adressait à l’armée une proclamation où le nom de Milan était mis en avant et que les troupes accueillaient avec enthousiasme ; la municipalité de Belgrade se prononçait aussitôt dans le même sens. Quand, deux jours après la catastrophe, le gouvernement provisoire notifia au pays et à l’Europe l’avènement de Milan Obrenovitch IV, sauf l’approbation d’une skoupchtina extraordinaire qui serait prochainement convoquée, c’était au vœu de la nation qu’il semblait répondre. En même temps M. Ristitch, qui se trouvait alors à Berlin, recevait l’ordre de se rendre en toute hâte à Paris pour y prendre le jeune prince et l’amener en Serbie.

Le convoi du prince eut lieu le 15. Le corps avait été embaumé et exposé dans une galerie du palais ; il était couché sur une estrade qu’entouraient des soldats de la garde. Les assassins avaient haché leur victime ; elle n’avait pas moins de dix-sept blessures, la plupart à la tête et à la face. Les médecins avaient fait de leur mieux pour rapprocher les lèvres de toutes ces plaies et dissimuler l’horreur de ce visage décoloré, sillonné en tout sens par le couteau. L’émotion n’en était que plus poignante chez les milliers de personnes, habitans de Belgrade, paysans accourus du fond même de la Schoumadia, qui pendant deux jours défilèrent devant le cadavre, et, suivant la vieille coutume nationale, vinrent déposer sur sa bouche le baiser d’adieu. La princesse Julie était venue de Pesth pour conduire le deuil. Le ministère hongrois s’était fait représenter par le comte E. Zichy, l’empereur par le général de Gablenz, commandant des confins militaires, la Porte par Ali-Bey. Derrière le char funèbre marchaient tout le corps consulaire, les ministres et les sénateurs. Partout, sur le passage du cortège, la foule pleurait ; on entendait éclater de grands cris de douleur. Beaucoup de curieux étaient venus de Hongrie ; quand on entra dans la cathédrale, on ne les eût pas distingués des Serbes ; la contagion des larmes avait gagné même les étrangers, même les indifférens. Pendant que l’archevêque, après les chants consacrés, prononçait l’éloge du prince, les sanglots des assistans couvraient la voix de l’orateur. Ils redoublèrent quand, l’office terminé, on s’apprêta à descendre le cercueil dans le caveau princier où reposent déjà Milosch et les siens ; c’était à qui se précipiterait sur la bière pour la baiser encore une fois. Des salves de mousqueterie annoncèrent à la ville que la tombe s’était refermée sur le troisième des Obrenovitch. Cinq jours après, son successeur, le jeûne Milan, débarquait à Belgrade au bruit des vivat, au milieu du concours d’une foule émue et curieuse.