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s’efface de plus en plus et finit par disparaître entièrement. On se trouve alors en face de conceptions fantastiques ou d’êtres idéaux auxquels on attribue une existence surnaturelle et une action prépondérante dans l’univers et dans l’humanité. C’est là l’histoire de tout le paganisme ancien et moderne. Lorsque la science a grandi et qu’elle lève les yeux vers ces figures créées par les orthodoxies, ne pouvant les saisir par aucune de ses méthodes, elle les nie ou les néglige, comme des fantômes de l’imagination populaire. Elle s’en éloigne d’autant plus qu’elle part elle-même de la réalité, et que, sans jamais la perdre de vue, elle marche vers des formules de plus en plus abstraites et de moins en moins saisissables à l’imagination. Si l’on vient alors à rapprocher ces formules des figures sacrées qui en sont les équivalens, celles-ci sont jugées inutiles par les hommes de science, qui à leur tour sont condamnés par les orthodoxes comme des impies. Cependant les figures sacrées ne se renouvellent pas, et la science se renouvelle toujours ; dans sa marche, elle les repousse devant elle, les confine dans l’adoration d’un groupe de croyans qui diminue sans cesse, et il vient un temps où l’on peut dire que les dieux s’en vont avec les orthodoxies qui les ont créés.

Je viens d’exposer, d’après les faits que la science a rassemblés dans ces derniers temps, les lois auxquelles toutes les orthodoxies obéissent depuis leur naissance jusqu’à leur fin. Ces lois ne s’écartent en rien des lois générales du monde ; elles n’en sont que l’application à un ordre particulier de phénomènes. Il n’y a ni à les louer, ni à les blâmer ; elles sont ce qu’elles sont, et l’humanité leur obéit d’instinct, sans le vouloir et sans pouvoir s’y soustraire. Quand un homme ou un peuple se sépare d’une orthodoxie, il accomplit également sa loi : s’il y restait attaché lorsque sa raison lui dit qu’il se trompe, il mentirait à lui-même et aux autres. C’est pour cela que les persécutions religieuses sont aussi stériles que criminelles et que les martyrs ont toujours eu raison de leurs bourreaux. Les orthodoxies sont libres de s’établir et, si elles le peuvent, de s’étendre, mais non de s’imposer par la violence. Les sciences ont le même droit et le même devoir, parce que leur point de départ et leur raison d’être sont les mêmes. D’ailleurs, les orthodoxies et la religion étant deux choses fort différentes, celle-ci demeure toujours un fonds commun inépuisable où tout le monde peut vivre ; elle est comme la grande voie de l’humanité, où chacun avance selon ses forces, et sur laquelle aucun péage ne doit être établi. Identique à celle de la science, cette voie doit conduire ceux qui la parcourent à la possession d’eux-mêmes, à la paix du cœur et à la liberté.


EMILE BURNOUF.