Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 81.djvu/999

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fussent poétiques et intéressantes. Voyons les effets qu’il en a tirés.

Malgré les longueurs, dont nous ne parlons ici que pour mémoire, puisque c’est désormais le grand, l’irréparable défaut de M. Victor Hugo, les préliminaires de l’ouvrage en sont la partie la plus attachante. Ce roman est touchant avant qu’il ne commence. Gwynplaine le saltimbanque et Déa la petite aveugle sont charmans tant que le premier a onze ans, et la seconde quelques mois. Du moment qu’ils ont grandi, comme si le poète me trouvait plus le moyen de s’attendrir sur eux, il cesse de nous attendrir nous-mêmes. Déjà il en était ainsi de Cosette. M. Victor Hugo a pour ses figures enfantines de tels secrets de séduction qu’il fait partager à ses lecteurs quelque chose de la faiblesse de ces parens qui voudraient voir toujours leur progéniture dans l’âge des gentillesses et du bégaiement. Le petit Gwynplaine, abandonné par les comprachicos ou acheteurs d’enfans, traverse dans sa longueur le promontoire de Portland, à la pointe duquel les bohémiens se sont embarqués. Ne nous arrêtons pas à la description d’un pendu qu’il aperçoit sur sa route : il ne nous appartient pas d’en tenir compte ; inutile et froidement horrible, nous ne pouvons la ranger au nombre des beautés. La nuit est profonde ; à travers les ténèbres et l’orage, sous la neige qui tombe, le garçon abandonné trouve une enfant engourdie de froid ; elle va expirer sur le sein de sa mère morte, une pauvre mendiante qui, cherchant un gîte, s’était égarée dans cette nuit et sur cette côte déserte. Otant sa vareuse, Gwynplaine enveloppe la petite fille, et, la prenant dans ses bras, se remet en route, quoique épuisé déjà de fatigue et de faim ; il marche avec un nouveau courage, quoiqu’il ait les pieds endoloris et saignans. Un enfant de onze ans en sauve un autre à la mamelle. Il presse contre lui ce petit être avec la tendresse, avec le dévoûment d’une mère. La petite fille, que la chaleur a ramenée à la vie, s’endort attachant ses lèvres à la joue du petit garçon comme au sein maternel. Ils sont enfin recueillis, l’enfant sauveur et l’enfant sauvée, par un vieux charlatan philosophe aussi bon qu’il est bourru. Si l’on pouvait faire abstraction de toutes les fantaisies encombrantes qui viennent à la traverse du récit, jamais la plume de l’écrivain n’aurait tracé une peinture plus ravissante que celle de Gwynplaine retirant de la neige la petite Déa et reçu avec elle dans la cahute roulante du vieil Ursus. On dirait des pages du meilleur temps de M. Victor Hugo coupées et dispersées par je ne sais quel démon malfaisant de la solitude, mais, au milieu de ce désordre, tout éclatantes encore de leur fraîcheur primitive. Malgré nous, en les lisant, nous songions à un grand artiste qui s’était condamné à une retraite morose et altérait à plaisir ses meilleures toiles. Relisez ces pages, goûtez-les à votre aise avant de poursuivre : dans tout le reste en effet, vous ne trouverez rien qui en approche.