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ne les comportait pas), avec des digressions plus longues encore, l’action de ce roman présente des beautés et des défauts qui pour la plupart ont pris naissance dans le développement exagéré de la fatalité. Si ce nouveau Quasimodo, Gilliatt, avait reçu l’éducation commune et vécu dans la société, s’il n’était pas taciturne et visionnaire, si sa robuste volonté ne lui tenait pas lieu de foi, s’il n’était presque muet pour les hommes et en perpétuelle communication avec les élémens, nous perdrions la charmante et originale introduction du roman, — Déruchette écrivant sur la neige le nom de cet être bourru et donnant lieu à la méprise d’un amour qui devient pour lui sa perte ; nous perdrions la peinture du sauvetage de la Durande, qu’il opère tout seul, et qui est son Iliade contre la mer et les vents furieux ; nous perdrions ce tableau bien moderne de l’homme remportant la victoire sur la matière révoltée, ce drame des mécaniciens qui peut faire sourire par momens, mais qui a sa grandeur, et cet échantillon d’épopée romanesque comme il en faut peut-être pour les imaginations de notre temps, la pieuvre. Si le héros n’est pas le jouet de la fatalité, c’en est fait de la tempête, trop longue, mais admirable, de sa défaite momentanée, quand il succombe en demandant grâce ; c’en est fait de la mort lentement attendue par lui sous la marée montante, en vue du navire qui emporte ses dernières espérances, et qu’il accepte sans songer à maudire, sans savoir en quelque sorte que finir par le suicide est mal. Cette méprise est aussi poétique, aussi touchante que celle du premier chapitre, à ce point qu’il faut quelque réflexion pour songer à blâmer Gilliatt.

Il n’est pas moins visible que plus d’une trivialité, qu’un certain matériel du drame commun, cet élément qui autrefois faisait horreur à M. Victor Hugo, que le traître Rantaine, que la maison des contrebandiers, que le bouge de Saint-Malo, sont la rançon inévitable des conceptions poétiques dont l’art de l’écrivain a su revêtir son héros. Non, la fatalité, ce revenant qui hante l’imagination, n’est à sa place que dans la nuit des siècles passés, et encore faut-il l’encadrer dans la pourpre ou dans le mystère des existences au-dessus du vulgaire. Shakspeare n’aurait pas voulu d’un Hamlet Sorti la veille de quelque échoppe. On ne s’étonnera pas, malgré les beautés que nous admirons dans les Travailleurs de la mer, si nous pensons que cet ouvrage est au-dessous des Misérables. Ajoutons que les digressions, devenues plus longues, y sont plus étrangères aux lecteurs français, et que la métaphysique, presque absente dans les Misérables, a passé maintenant des vers dans la prose de M. Victor Hugo. Une physique mystérieuse et la philosophie « de l’ombre » envahissant le roman vérifient trop cette parole découragée, qu’il « allait passer son exil à regarder l’Océan. »