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mais surtout de la dernière période. A partir des Misérables, il semble se renfermer dans le cercle infranchissable de son exil, demander à la nature dont il est entouré l’aliment dont sa pensée a besoin, ou se replier sur lui-même, sur ses livres, sur ses souvenirs personnels. William Shakspeare (1864), les Chansons des rues et des bois (1865), les Travailleurs de la mer (1866), l’Homme qui rit (1869), tels sont les fruits de ses nouvelles méditations. Sur les deux premiers ouvrages, nous serons court dans l’intérêt de la gloire de l’écrivain et à notre grand plaisir ; sur le troisième, nous le serons dans l’intérêt de nos lecteurs et à notre grand regret. William Shakspeare, que l’auteur aurait pu, suivant un mot de lui-même, intituler : « A propos de Shakspeare, » n’ajoutera pas beaucoup à l’autorité de son jugement littéraire. Il sera peut-être curieux plus tard d’y recueillir les confidences de l’écrivain sur son esthétique, si c’en est une de nier la critique, de soutenir que les défauts n’existent pas, étant tout simplement l’envers des qualités, que le génie a des défauts comme la clarté a de l’ombre, comme la flamme a de la fumée, comme la hauteur a pour condition le précipice, et une foule d’autres comparaisons qui prouvent, ce qui n’est pas nécessaire, que M. Victor Hugo est un poète très riche, et qu’en cette qualité, quand il parle de Shakspeare, il ne peut sortir de son point de vue, ni faire abstraction de lui-même. Les Chansons des rues et des bois, la dernière cargaison poétique envoyée de Guernesey, ont été accueillies par une bourrasque, et pourtant plusieurs pièces originales ou ingénieuses et nombre de strophes détachées méritaient une plus heureuse traversée. Tout a été gâté par un fâcheux caprice qui déjà s’annonçait dans les recueils précédens, le mélange du grotesque et du lyrique. Les grands poètes sont de grands seigneurs ; libres de déroger quelquefois, ils peuvent passer de Pindare à Rabelais, mais non dans la même chanson. L’enthousiasme et la gaudriole ne doivent pas, à notre avis, s’asseoir à la même table ; la voix entrecoupée par les hoquets met les chastes muses en fuite. Qui doute que M. Victor Hugo, s’il eût été parmi nous, n’eût pas risqué cette fantaisie ?

La vraie poésie de cette période est dans les Travailleurs de la mer. C’est une idylle maritime qui a fleuri dans Guernesey. Gilliatt en est le Polyphème, moins laid, mais aussi sauvage, Déruchette la Galatée gracieuse, Ebenezer le bel Acis, mais un peu pâle. Seulement ce Polyphème, au lieu d’écraser Acis, lui sauve la vie et le marie à Galatée. L’analyse du roman faite ici même avec talent nous avertit de passer rapidement sur cet ouvrage qui a marqué seul un temps d’arrêt dans les représailles fatales de la solitude. D’ailleurs ce que nous avons dit des Misérables s’applique en partie aux Travailleurs de la mer. Avec des épisodes moins riches (le sujet