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de roman depuis trente-un ans. Les romans sont populaires, et les vers ne le sont guère ; de plus les longueurs de la prose paraissent moins longues que celles de la poésie. Les épisodes étaient nombreux, mais intéressans ; beaucoup de digressions, mais pas une, pour ainsi dire, qui ne parlât à nos passions ou à nos souvenirs ; enfin il y avait dans l’ouvrage ce que la mode ni les circonstances ne peuvent faire jaillir, la source bouillonnante du talent.

La plupart des beautés comme des défauts des Misérables découlent de la même idée, la fatalité, la lutte colossale d’un homme extraordinaire (tous les héros de M. Victor Hugo le sont) contre une force occulte et souveraine. Jean Valjean est un forçat, ignorant, persécuté, sacrifié jusqu’à la fin : voilà la fatalité. Il s’élève peu à peu jusqu’à l’héroïsme, jusqu’à la sainteté, jusqu’au martyre : voilà l’histoire de sa lutte. Nous voulons nous borner à l’analyse de cette conception. — Admettons pour le moment qu’un pain volé afin de nourrir les enfans de sa sœur l’ait fait condamner aux galères : ses tentatives d’évasion prolongent sa captivité ; en voilà pour vingt ans. Certes c’est bien une fatalité terrible, celle des lois humaines : il est jeté dans un enfer créé par les hommes ; la société ne pouvait faire davantage pour qu’il devînt un démon. Nous assistons aux efforts de toute une vie pour se tirer non-seulement de ces maux physiques, mais de cet abîme de mal moral. Les beautés du combat qui la remplit sont incontestables.

On ne peut décrire en termes plus saisissans le moment de la chute. A tous ceux qui ont lu les Misérables, il est impossible d’oublier le chapitre de « l’onde et l’ombre, » que le public connaît mieux sous le titre de « l’homme à la mer. » L’auteur n’a demandé qu’à son imagination puissante les couleurs nécessaires pour rendre l’horreur de cette situation ; nous ne voyons en quelque sorte que la comparaison, l’homme qui est tombé du navire dans la mer immense ; le rapprochement du naufragé moral, de l’engloutissement dans le crime et dans le mal n’est qu’indiqué. Le public, en changeant le titre, ne s’est pas trompé : pour parler le langage de l’auteur, nous avons la chute dans l’onde, non pas dans l’ombre ; mais la description matérielle suffisait, et elle est d’une merveilleuse énergie.

Triste épave rejetée par l’enfer du bagne, Valjean arrive chez l’évêque Myriel. Il fallait à une âme tombée si bas la révélation du bien, la manifestation de la vertu, afin qu’elle apprît à se racheter par les épreuves. Nous devons à cette nécessité le bel épisode de cet évêque des temps primitifs. Rien n’en déparerait la beauté sans le trait de la bénédiction de cet évêque par le vieux conventionnel. Que voulez-vous ? l’artiste a manqué de courage, et il a craint que cette peinture idéale ne fît du tort à sa popularité, qu’il voulait