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encore venu d’examiner les deux premières et de porter sur toutes un jugement littéraire.


II

L’amour, entendu au sens le plus général et le plus élevé, est l’idée dominante de toutes les poésies de M. Victor Hugo avant l’exil.

Cette loi sainte, il faut s’y conformer,
Et la voici, toute âme y peut atteindre :
Ne rien haïr, mon enfant, tout aimer,
Ou tout plaindre[1] !

D’autres ont pu remplir leurs écrits de ce sentiment sans en faire un précepte et une loi qu’ils proclamaient. L’auteur des Feuilles d’Automne s’était d’avance imposé le devoir d’une charité universelle qui s’est trouvée au-dessus des forces humaines. C’est le cri de la nature qui s’est fait passage sans réserve, avec fureur, dans ses écrits de 1852 et de 1853. Il y avait désormais solution de continuité entre les deux moitiés de sa vie. Dante, qui de même avant son exil n’a probablement chanté que l’amour, a montré ensuite ce que dans un cœur qui ne demande qu’à aimer il peut y avoir de trésors de colère. Dante, cependant a fait une grande œuvre dans laquelle ses haines ne sont que l’épisode, et c’est peut-être pour cela que l’exil n’a pas nui au développement successif de son génie. M. Victor Hugo a répandu en une fois sa généreuse bile de poète et de citoyen : que pouvait-il faire ensuite ? Reprendre la lutte où il l’avait laissée et continuer la série des malédictions dithyrambiques, il n’y fallait pas songer ; outre qu’il se privait ainsi des communications avec sa patrie, toute fièvre finit par l’effet même de sa violence, et le paroxysme ne peut durer. Revenir sur ses pas, faire succéder la douce pastorale à l’ïambe meurtrier, et après avoir été lion redevenir agneau, recommencer la célèbre Prière pour tous, rapprendre le secret perdu de ne haïr personne, plaindre comme autrefois les peuples à cause des rois et les rois à cause des peuples, c’était renoncer à être pris au sérieux et faire révoquer en doute sa mansuétude comme sa colère. Il fallait désormais ou dire moins, ou se contredire, ou ne plus rien dire. A moins que notre jugement ne nous trompe, la situation était fatale, et l’exil commençait déjà d’exercer sa sinistre influence. M. Victor Hugo dut la subir, et, si nous sommes étonné de quelque chose, ce n’est pas d’une popularité chèrement acquise, c’est plutôt qu’il ait mérité à ce point de la conserver.

  1. Les Contemplations, t. Ier, p. 11. (Cette pièce est datée de 1842.)