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sympathie du public, sont presque aussi responsables que le poète des erreurs dont celui-ci aura seul le blâme dans la postérité.

Nous croirions trahir le respect et la justice qui sont dus à la grande réputation de M. Victor Hugo, si nous allions prendre l’Homme qui rit pour texte unique et commode à des observations plus ou moins sévères. A quoi bon insister longuement sur des défauts que les lecteurs peuvent aisément remarquer ? Nous servirons mieux l’intérêt du public en montrant à quelle cause il faut attribuer ces taches que tout le monde saura bien voir ; nous servirons celui de la vérité en faisant sur l’œuvre entière de M. Victor Hugo depuis dix-sept ans le discernement des critiques et des éloges que les circonstances obligeaient également de taire ; nous servirons celui de la justice en rappelant à côté du livre qui ne restera sans doute pas les pages qui vivront toujours pour être l’honneur de cet exil. Les lacunes que tous sont contraints de reconnaître dans l’écrivain d’aujourd’hui, nous en montrerons les premiers indices dans le poète d’il y a douze ans. Après avoir constaté dans son talent le renouvellement inattendu qui fut salué par une admiration forcément silencieuse, nous indiquerons une certaine progression dans les défauts sur lesquels, par une juste compensation, la critique dut également garder le silence. Nous ferons avec une respectueuse fermeté cet examen sérieux et purement littéraire, dont le temps est venu, laissant aux lecteurs et au grand écrivain lui-même le soin d’en tirer les conclusions.


I

Le chapitre d’histoire littéraire que nous essayons d’écrire met tout d’abord sous nos yeux un tableau qui ne manque pas de grandeur. Un homme partait pour l’exil, inscrit des premiers sur une liste de proscriptions. Cet homme était un poète célèbre qui avait rempli nos assemblées républicaines du bruit de son nom et de son éloquence ardente. Grand écrivain de l’avis de tous, homme politique contesté jusqu’au jour où il succomba au service de la république vaincue, il avait été par les uns maudit comme un transfuge, par les autres tout à la fois acclamé avec passion et surveillé d’un œil jaloux ; mais en ce moment solennel toutes les âmes indépendantes, amis et ennemis, se confondaient dans un sentiment commun de sympathie à la vue de cette illustre victime qui s’acheminait vers le pays étranger. Que se passa-t-il dans son esprit à l’instant où il parvint à la frontière ? Bien des poètes ont souffert et chanté les douleurs de l’exil ; presque tous, y compris Dante, le plus irrité et le plus amer, en ont parlé avec l’accent accablé de