Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 81.djvu/974

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sa tristesse, retombant sur elle-même, se tournait en indignation éloquente, de la résidence égayée de Hauteville-House dans Guernesey, d’où tant d’œuvres ont pris leur vol du côté de la France. Vers et prose, histoire, romans, témoins irrécusables de l’énergie de l’auteur, ont semblé répéter le cri du stoïcien : « exil, tu n’es pas un mal ! »

Ni Sénèque ni Bolingbroke ne se sont privés volontairement de leur patrie. Auraient-ils écrit leurs deux traités avant leur bannissement ou après leur retour ? Nous ne savons ; mais, s’il est utile de mépriser, de nier au besoin le mal qu’on ne peut empêcher, les stoïciens eux-mêmes conseillent de l’éviter quand cela est permis. L’exil est toujours fatal. Tant qu’il est un supplice, il exalte l’âme et l’agrandit, comme toutes les douleurs ; encore faut-il que cette torture ait une fin. Quand il ne comporte plus le même nom et qu’il devient l’isolement et l’absence, il garde tous ses inconvéniens sans ses douloureux avantages. Oui, l’exil est un mal, et nous le disons avec d’autant plus de conviction que nous en voyons avec plus de chagrin la preuve dans les derniers ouvrages de M. Victor Hugo. De vouloir s’apitoyer plus que lui-même sur des douleurs qu’il cache avec une pudeur digne d’être admirée, nul ne peut avoir cette prétention ; de se constituer juge de ses scrupules politiques, ce serait une inconvenance. Le mal dont nous gémissons et dont gémissent avec nous tous ceux qui prennent au sérieux l’intérêt de notre gloire littéraire ne touche ni aux pensées intimes de l’illustre poète ni à l’honneur de l’homme politique ; il est dans les fautes que l’exil fait tôt ou tard commettre à un écrivain contre sa renommée. M. Victor Hugo est de taille à braver l’adversité, dont les coups ne sont pas d’ailleurs sans compensation, il a seul le droit de mesurer les sacrifices que lui impose sa conscience ; mais comment un poète pourrait-il sans danger se passer si longtemps de l’air natal ? Dante, hors de Florence, trouvait la Toscane ou tout au moins l’Italie. Un célèbre exilé romain a dit :

Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où je suis ;

mais Sertorius n’était pas poète, et il prétendait avoir avec lui la république, non la littérature. Oui, l’exil est un mal pour l’écrivain, et ce n’est pas seulement parce que la poésie est une plante qui ne s’acclimate pas sous un ciel étranger. À cette distance, la voix des multitudes est confuse ; les conseils utiles s’arrêtent en chemin ; ceux qui parviennent dépassent la mesure, et ressemblent à des sifflets : ils plaisent comme une note aiguë dans le concert des louanges, ils font partie de la rumeur universelle. Que de motifs pour être trompé I Les événemens, la force des choses, la