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députation bien plus nombreuse que la première se présentait à bord. Elle était composée des plus hauts dignitaires de l’île, et nous eûmes quelque peine à cacher notre contentement lorsqu’ils nous dirent que leur visite avait pour objet de s’entendre sur le cérémonial à observer pendant la fête du lendemain. Les augures consultés, on avait décidé que le deuil pouvait être interrompu un jour, sauf à se continuer aussitôt après. Les marabouts sont tout-puissans sur l’esprit du peuple et des sultans de ces îles. Leur prétention à tout savoir est plus grande encore que leur influence. Un de ces derniers s’était joint à la députation ; il soutint effrontément devant nous que rien ne lui était impossible, et que la résurrection des morts avait été toujours un privilège de son sacerdoce. On le laissa dire, car ses coreligionnaires l’écoutaient bouche béante. On eut peut-être le tort de lui faire boire trop de vin de Champagne, car en se retirant il nous montra sur le pont l’exemple le plus réjouissant de la fragilité humaine. J’eusse bien voulu descendre à terre lorsque la députation se retira, plus bruyante qu’elle n’était venue ; on ne me le permit pas. Les populations de cette île adonnée à la piraterie depuis des siècles ne reconnaissent qu’avec répulsion la souveraineté espagnole, et il eût été périlleux pour un Européen isolé de se risquer la nuit dans le pays. J’objectais au commandant de la Constancia que je recevrais l’hospitalité d’un Anglais du nom de Dickson, établi depuis longues années à Soulou et pour lequel j’avais des lettres. Je connaissais son fils, envoyé par lui à Paris pour y apprendre les langues d’Europe, et qui devait être à Soulou en ce moment. Il me fut répondu que ce Dickson était très mal vu des Espagnols, et que l’on craignait pour lui une fin tragique, digne couronnement d’une existence pleine d’aventures. Non-seulement Dickson avait eu l’adresse de faire supporter sa présence à Soulou en prenant le costume des indigènes et en adoptant leurs coutumes, mais encore il avait réussi à se faire donner le titre de dato en obtenant pour femme légitime une des filles du sultan. Lors de l’expédition que le général Urbistondo dirigea en 1849 contre Soulou, repaire de tous les écumeurs de l’archipel, on trouva dans les forts des canons de fabrique anglaise. Dickson fut soupçonné, non sans raison, d’avoir fourni cette artillerie, inconnue dans le pays avant son installation. Il eût été fusillé sur place sans la main protectrice du consul de sa nation, qui détourna de lui la colère très redoutable de l’ancien général carliste.

Le lendemain matin, au lever du soleil, une formidable décharge de tous les canons de la Constancia tonnant sur ma tête me réveilla en sursaut, et je me préparai aussitôt à descendre à terre. Quand je montai sur le pont, toute l’escadre était pavoisée ; les officiers et les marins avaient revêtu leur uniforme de gala, et à dix heures je fus