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souris, aux cancrelas et aux scorpions. L’île renferme, il est vrai, des serpens plus dangereux. La vipère abonde dans les fossés, et les rizières en recèlent une espèce très venimeuse appelée par les Tagales dahen-palay, c’est-à-dire tige de riz. Délié comme un léger cordon de soie, vert comme le jeune blé, la tête effilée et animée par des yeux d’un éclat sinistre assez semblable à celui de deux perles noires, ce gracieux, mais terrible reptile se jette sur l’Indien dès que le buffle qui lui sert de monture le froisse de ses pieds pesans. Lorsqu’il travaille à ses plantations de riz, l’Indien est ordinairement nu : la morsure pénètre donc profondément dans les chairs, et l’effet en est foudroyant. Un frisson parcourt durant quelques secondes le corps du malheureux ; il se voit gonfler d’une façon horrible, et bientôt tombe expirant dans un sillon fangeux. Le buffle, les oreilles injectées de sang, court alors dans les rizières, affolé de terreur, et menaçant de ses cornes gigantesques un ennemi invisible que son instinct lui fait deviner.

L’église de Butuan, simple grange en bambou que de longues perches placées extérieurement maintiennent en équilibre, est élevée à l’endroit même où Magellan fit dire la première messe qui ait été célébrée dans ces parages. Un bois de cocotiers et d’aréquiers peuplé de loriots au plumage d’or l’abrite de son ombrage ; un ruisseau bordé de pervenches roses, de bananiers et de palmiers-éventails coule sur un des côtés du pauvre temple, et répand dans l’intérieur une fraîcheur délicieuse. Lorsque j’y entrai, de jeunes Indiennes, la tête voilée sous un mouchoir brodé, accroupies sur leurs talons et mâchant nonchalamment le bétel, y récitaient des prières. Je reconnus dans le nombre Carmencita, la jolie fiancée de Perpetuo, et plusieurs danseuses de la veille. Je m’abstins de leur parler, craignant de les voir s’enfuir comme une volée d’oiseaux sauvages, ainsi qu’elles le font toujours à l’approche d’un étranger. Je les laissai à leur dévotion, calme comme tous les sentimens qu’elles éprouvent, et j’allai m’étendre sur l’herbe au bord du ruisseau. C’est bien en un lieu semblable, couvert d’ombre et de fleurs, qu’un marin doit rêver de se voir après un long voyage en mer.

Le commandant de la Constancia m’engagea beaucoup à ne pas passer à Butuan les quinze jours nécessaires à Perpetuo pour compléter son chargement de tripang : la sévère leçon donnée aux Moros rendait trop périlleuse une incursion dans l’intérieur de Mindanao. Une canonnière à vapeur venait de transmettre à son navire l’ordre de se rendre sans retard à la capitale des îles Soulou pour procéder à l’installation d’un nouveau sultan. Il m’offrait courtoisement de me faire assister à cette cérémonie, et, comme la Constancia devait aussitôt après retourner à Manille en touchant à