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Un quart d’heure à peine s’était écoulé depuis l’apparition de nos libérateurs, et nous vîmes se passer sous nos yeux un drame saisissant. Sur la mer, partout où la vue pouvait s’étendre, on apercevait, luttant contre la mort et cherchant à gagner la rive à la nage, la presque totalité des pirates. Le commandant de la Constancia, attaché depuis longtemps à une mission de surveillance dans ces parages, convaincu par une cruelle expérience que ces malheureux ne se rendraient à aucune des sommations qui leur seraient faites, avait pris le parti cruel, toutes les fois qu’il rencontrait des pancos en flagrant délit de piraterie, de se jeter sur eux à toute vapeur. Nos agresseurs, épouvantés à l’idée d’un abordage qui pouvait les pulvériser, avaient abandonné en toute hâte leurs frêles embarcations ; mais, bien que nageant avec une vigueur et une rapidité extrêmes, ils n’avaient point tardé à se sentir refoulés par la marche envahissante du bâtiment. Épaves vivantes ballottées par le remous que le steamer imprimait à la mer, ils s’épuisaient en efforts inutiles. Ce fut un spectacle navrant que de les voir éperdus, haletans, les traits contractés par la terreur, disparaître par groupes dans les flots. Quelques-uns, saisis par les aubes tranchantes des roues, tournoyaient, affreusement mutilés, et retombaient lourdement, perdus dans une écume sanglante. Était-ce frayeur ou dédain ? Pas un pirate en ce moment suprême ne fit entendre une prière, un cri de grâce ; pas un seul ne parut implorer le secours de ceux qui, de l’élégante dunette du navire, assistaient impassibles à cette horrible destruction.

Seul, le panco monté par le dato dont j’ai dépeint le costume chevaleresque n’avait point chaviré. Dès l’apparition de la Constancia, il s’était assez rapproché de nous pour se mettre à l’abri des atteintes du bateau à vapeur ; il ne pouvait être coulé sans nous faire courir le même risque. Perpetuo eût pu avec la plus grande facilité mitrailler ceux qui le montaient ; une telle victoire eût été trop facile ; il fallait à notre Tagale un triomphe plus glorieux.

— Vous paraissez désirer voir de près l’armure de ce chef de bandits ? me dit-il ; je vais vous la chercher. Si je la rapporte, je vous prierai de la garder en souvenir de moi ; si j’avais le malheur de succomber, je vous conjure de faire tout votre possible pour que mon corps ne devienne pas, comme ceux des Moros, la pâture des requins.

Je cherchai à détourner le brave Tagale de sa hasardeuse entreprise ; mais autant eût valu chercher à enlever A un lion la proie qu’il a saisie. La chaloupe du brick fut mise à la mer en une seconde, et, accompagné de huit hommes seulement, Perpetuo s’avança vers les pirates, stupéfaits de son audace. Placé à l’avant de la chaloupe, n’ayant à la main que son large couteau indien, il