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Moros se servent avec une grande adresse. Terminées par deux pointes au bout desquelles se fixent les têtes, abattues souvent d’un seul coup, ces armes formidables ont les poignées ornées d’une touffe de crins rougeâtres imitant la chevelure humaine. Un grelot caché sous cette touffe hideuse, que l’on dirait ensanglantée, accompagne de son tintement grotesque les cris des combattans. Les hommes qui montaient les pirogues avaient un aspect farouche, et leur type accusait bien leur descendance malaise. Sans un turban fort mince en cotonnade blanche et une corde en étoffe bleuâtre ceignant le bas des reins, ils eussent été nus. Les maladies cutanées les plus horribles à voir donnaient à leurs peaux cuivrées des nuances étranges, et je ne pus m’empêcher de frémir en songeant au sort qui attendait l’Européen tombé vivant aux mains de ces misérables.

Un seul chef, appelé dato, paraissait commander aux trois embarcations. Debout à l’avant d’un panco, il était reconnaissable à son costume aussi singulier qu’incommode. Un casque de forme antique, fait avec des plaques de corne de buffle artistement découpées, emboîtait sa tête ; sur un justaucorps d’une étoffe tissée d’or et pailletée, une cuirasse également en lames de corne, unies entre elles par les mailles d’un cuivre brillant, se fermait sur la poitrine au moyen de deux crochets en argent d’un travail recherché. Rien ne pouvait me causer plus de surprise que l’apparition sous ces latitudes de cette imitation grossière du casque et de la cuirasse de nos anciens preux. J’en ai cherché l’origine et je crois l’avoir trouvée. Une tradition très authentique, transmise par les moines qui accompagnèrent l’expédition de Magellan, relate que ce dernier, lorsqu’il descendit à terre à Butuan pour prendre possession de Mindanao, avait endossé l’armure et mis sur sa tête le casque des chevaliers, alors encore en usage. Ce costume brillant dut frapper les indigènes, et l’accoutrement des chefs de ces contrées dut en devenir la grossière copie. A l’instant où cette explication traversait ma pensée, une apparition singulière nous fit tressaillir. Un nuage de fumée noirâtre s’élevait derrière une des plages sablonneuses qui venait en pente douce former une des pointes de la baie. Cette fumée, un instant immobile, s’étendit bientôt en se déroulant à la brise comme la monstrueuse chevelure d’un géant. — Un steamer ! criai-je à l’équipage, — et au même instant un bateau à vapeur, doublant la pointe de la baie, déploya à nos yeux les vives couleurs du pavillon espagnol. Presque aussitôt un éclair brilla dans un nuage roulant de fumée ; une détonation formidable réveilla les échos de la baie. Le capitaine du navire de guerre la Constancia avait en un instant deviné notre situation : il nous avisait par un coup de canon que son secours allait être immédiat.