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certain qu’il y avait au bord de la mer, à quelques encablures du brick, un point de réunion. Je secouai rudement Perpetuo, car rien n’est plus difficile à réveiller qu’un Indien.

— Ce sont eux ! s’écria-t-il en me serrant fortement le bras aussitôt qu’il eut écouté. Ce que vous entendez, c’est le cri de ralliement de ces maudits. Lorsque, dispersés dans les montagnes de leurs îles pendant la nuit, leurs chefs veulent les réunir au point du jour pour un coup de main, des messagers parcourent les hauteurs en faisant retentir au loin le cri que vous avez heureusement remarqué. Grâce à Dieu ! vous m’avez averti à temps : il n’y a pas une minute à perdre pour préparer mes hommes. Bata, souloun, na ! leur cria-t-il en tagale, garçons, debout, allons ! Et comme la voix ne suffisait point à les réveiller, j’entendis un rotin siffler et s’abattre à plusieurs reprises sur le groupe des dormeurs.

Pendant que l’équipage s’apprêtait, il nous sembla voir pâlir les étoiles et se dissiper les ombres dont nous étions entourés. Les montagnes de l’île dessinèrent leurs sombres silhouettes, et bientôt se détachèrent nettement sur un ciel couleur d’opale et d’une admirable pureté. C’était bien le jour, et nous ne pûmes nous empêcher de l’accueillir avec des cris de joie. Quelques minutes après, le brick, jusqu’alors immobile, s’agita sous nos pieds. Une épave légère fut jetée à la mer, et, en voyant la vague la porter vers la rive, nous eûmes l’espérance qu’en peu d’instans nous allions, ainsi que nous l’avions prévu, sans efforts et par la seule impulsion de la marée montante, être remis à flot. Dans les régions qui avoisinent les tropiques, les transitions de la nuit au jour et du jour à la nuit sont fort brusques : point de traces de ces beaux crépuscules d’Europe, source féconde d’inspirations pour les poètes, les peintres et les amoureux, point de belles aurores rougissantes venant annoncer au monde le lever majestueux du soleil. La lumière avait remplacé soudainement l’obscurité, comme sur la scène d’un théâtre. En toute autre situation, j’eusse été ravi d’admirer ce splendide réveil de la nature tropicale ; d’autres pensées nous occupaient. Perpetuo, inquiet, toujours en mouvement, ne cessait d’interroger la côte du regard et de m’inviter à braquer ma longue-vue sur un endroit du rivage où des palétuviers masquaient de leurs feuillages sombres une partie de la baie. C’est là en effet qu’un point brillant, le reflet d’un rayon de soleil sur une arme blanche, nous indiqua le lieu précis qui devait concentrer toute notre attention. En peu d’instans, ces points brillans y devinrent nombreux. Quatre pancos ou pirogues d’une grandeur démesurée glissèrent ainsi que quatre crocodiles monstrueux de la terre sur l’eau. Une multitude armée paraissant surgir de la rive s’y précipita en tumulte ; un cri semblable à