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la générosité de contribuer. J’ai trop voyagé pour n’être pas tolérant, et je ne songeai pas le moins du monde à affaiblir dans l’esprit du naïf Indien la confiance qu’il plaçait, comme beaucoup de marins plus civilisés, dans la protection de Nuestra Señora de la Merced. Je lui fis néanmoins remarquer en le raillant doucement que, si je n’avais pas eu l’espérance d’un péril, je ne me serais pas embarqué à son bord. Il aurait dû me prévenir que nous ne ferions aucune fâcheuse rencontre, puisqu’il n’ignorait pas mon désir de voir de près ou de loin les pirates de son archipel. Au même instant, le matelot placé en vigie sur le gaillard d’avant fit entendre le cri aimé de ceux qui voyagent en mer : terre à tribord !

C’était l’île de Mindanao. En peu d’heures, nous découvrîmes à l’horizon une rangée de montagnes bleues courant, comme celles de tout l’archipel, du nord au sud ; à mesure que nous en approchions, elles se dégageaient lentement, sous l’ardeur d’un soleil déjà brûlant, des blanches vapeurs de la nuit. Le vent était si propice, notre bateau glissait sur la lame avec une telle rapidité, que nous ne tardâmes point à distinguer quelques vallons sur lesquels se détachaient des champs de riz d’un vert éclatant. D’innombrables oiseaux aquatiques gagnaient le large ; lorsqu’ils passaient sur nos têtes, ils nous apparaissaient comme de joyeux messagers apportant des paroles de bienvenue. L’aigrette au plumage blanc se jouait au bord des fleuves. Aucune expression ne saurait rendre la grâce du vol de ces oiseaux, qui, descendant des montagnes comme de légers flocons de neige, allaient s’abattre en tourbillonnant au milieu des marécages. Accoudé sur les bastingages du brick, la longue-vue braquée sur l’île qui déployait à mes yeux toutes ses beautés comme un panorama mobile, je cherchais avec impatience à découvrir la trace de quelque habitation ; mais mes regards se fatiguèrent vainement de cette recherche, et je n’en fus pas très surpris. Les rancherias ou villages de cette partie de l’Océanie sont généralement cachées au milieu de bambous touffus ou de manguiers gigantesques. Je pus donc voir les fleuves succéder aux prairies, les coteaux faire suite aux vallons, sans que nulle part je pusse découvrir un être vivant sur cette terre où j’avais vu pourtant des traces de culture. A la chute du jour, il me sembla distinguer d’une manière confuse dans une atmosphère empourprée, sur les bords d’une immense plage sablonneuse, quelques huttes grisâtres montées sur pilotis. Je demandai leur nom, et lorsqu’on m’eût répondu que c’étaient les approches de Butuan, je m’imaginai avec quelque raison voir cette partie de l’île de Mindanao telle qu’elle s’était montrée au premier Européen qui l’avait visitée, à Magellan. C’est au moment même où je me figurais que j’allais débarquer comme lui en curieux sur cette plage désolée que le vent,