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Ce qui permettait alors de concevoir des espérances, de garder des illusions qui nous paraissent aujourd’hui un peu naïves, c’est que la plupart des hommes éminens dont nous venons de parler se souciaient médiocrement de la critique, et aimaient mieux prendre les doctrines religieuses en blocs massifs que d’en étudier de près les origines et la formation. Ils trouvaient moyen de les caser tant bien que mal dans leurs systèmes sans trop se demander si cette position nouvelle n’en changeait pas radicalement la signification première. Se rappelle-t-on comment, ici même, M. Cousin, racontant son premier voyage en Allemagne, justifiait le parti qu’il avait pris de considérer le symbole décrété à Nicée comme la formule absolue du christianisme authentique, et de ne pas se fourvoyer dans la pénible recherche des précédens ? D’autres pourtant n’avaient pas craint de pénétrer dans cet effrayant labyrinthe, et n’avaient eu besoin que du fil de la liberté pour en ressortir sains et saufs après en avoir fait le tour. Le fait est qu’à côté ou, pour mieux dire, au-dessous de ces travaux des grands maîtres il y avait des labeurs d’hommes obscurs qui poursuivaient sans bruit le travail de la critique, de l’exégèse, de l’érudition historique, et qui ne savaient pas toujours eux-mêmes qu’ils dérangeaient d’une manière insupportable les alignemens savamment ordonnés par les généraux de la grande armée philosophique. A la fin, d’obscurs qu’ils étaient, ou du moins de peu connus en dehors des écoles spéciales où ils professaient, les érudits se virent transplantés en pleine lumière. Plusieurs, Strauss en tête, à force d’audace et de talent, s’y placèrent d’eux-mêmes, et, pour la question décisive des origines du christianisme, la science religieuse émigra de Berlin pour se fixer plus de vingt ans dans ce trou de Tubingue que plus d’un de nos gros bourgs, avec sa halle au blé et son marché au chanvre, regarderait du haut de sa grandeur. A mesure que les résultats de la critique se firent jour dans le public pensant, la première confiance dans l’issue des négociations entamées entre la philosophie et la foi traditionnelle alla toujours en diminuant. L’ancienne hostilité, malveillante, passionnée, ne revint point pour cela. En définitive, le mouvement critique procédait, lui aussi, de cette sympathie, de cette bienveillance pour les institutions religieuses que les excès révolutionnaires avaient, par une réaction trop motivée, ramenées dans les âmes. On n’étudie avec persévérance que les choses auxquelles on s’intéresse. Les orthodoxies, il est vrai, ne furent pas plus tendres pour la critique libre qu’elles ne l’avaient été pour la philosophie pacifique. Elles furent même, dirait-on, de plus mauvaise humeur encore contre la nouvelle venue, parce qu’elles se sentaient plus dangereusement attaquées par elle que par sa