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signifier à qui la trouble un désaveu et une mise en demeure, il y a un élan d’opinion auquel il serait insensé de résister. Aussi, à moins de vertige, les meneurs de grève se tiendront-ils pour définitivement battus à Genève comme à Bâle. Un esprit de conciliation venant à l’appui achèvera de panser les blessures faites ; mais déjà l’on peut dire qu’en se défendant avec cette vigueur Bâle et Genève ont sauvé les industries de la Suisse. De proche en proche, les plus considérables eussent été entamées, la fabrique de Saint-Gall entre autres, siège d’un art exquis et à laquelle concourent trois cantons, celle de Zurich, qui est pour l’étoffe de soie ce que Bâle est pour le ruban, enfin les cent quarante filatures de coton distribuées sur le trajet des chutes d’eau qui descendent des glaciers alpestres. Pas une de ces industries qui ne soit aux prises avec de redoutables concurrens : Saint-Gall avec Glasgow et Tarare, Zurich avec Lyon et Coventry, les cantons où l’on file le coton avec Manchester et Mulhouse. Quelques centimes seulement séparent, pour les ateliers suisses, la faculté de donner cours au travail de la nécessité de le suspendre, et c’est là une des causes trop peu comprises qui poussent nos voisins d’outre-Manche à rapprocher les prix de la main-d’œuvre entre leur manufacture insulaire et celle du continent. Cette tactique, sur laquelle il est bon d’insister, explique en partie la raison d’être de l’Association internationale.

Au début en effet, pour être acceptée, cette association dut recourir à des déguisemens. L’essentiel pour elle était de paraître désintéressée : elle n’y épargna rien. Ses émissaires, répandus sur le continent, tenaient tous le même langage. Ils montraient combien, dans leur isolement, la condition des ouvriers était précaire et l’avantage qu’il y aurait à s’unir en faisceau pour l’améliorer : point de demi-mesures, rien d’incomplet ou de partiel, une ligue générale, universelle, non entre corps de métiers, y comprît-on tous ceux d’une province, d’un centre d’industrie, d’un état politique, mais entre tous les corps de métiers de toutes les provinces, de tous les centres d’industrie, de tous les états, — la ligue en un mot de ceux qui exécutent le travail contre ceux qui le salarient. Le premier effet de cette ligue serait, ajoutait-on, de rendre les hommes qui vivent du louage de leurs bras maîtres absolus de la rétribution de leurs services. Quelle force comparable à la force d’inertie d’une grève faisant instantanément le vide sur un produit de première nécessité, et avec quelque entente, un peu de discipline, les ouvriers disposaient de cette force-là ! La tâche à remplir était de ménager un fonds de réserve, ce nerf de toute lutte. Le beau spectacle qu’offriraient alors, au milieu des conflits d’ambition et des disputes de territoire, ces légions d’ouvriers se donnant la main à