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n’est pas là le progrès permanent, normal de la démocratie ? Nous ne disons point assurément que tout soit fini, qu’il ne reste plus rien à faire par l’éducation, par le crédit, par les institutions de solidarité pour ceux qui souffrent, pour ceux qui travaillent ; il y a toujours à faire : c’est l’œuvre quotidienne de la société pensante et agissante, œuvre difficile, mais qui s’accomplit incessamment sans qu’on y prenne garde, parce qu’elle est nécessaire, parce qu’elle est la loi de notre temps.

Qu’on y songe bien, cette question même si épineuse et si souvent envenimée du salaire, des relations du travail et du capital, est-ce que l’association comprise avec largeur, judicieusement appliquée, n’est pas un levier puissant pour l’atténuer, pour la résoudre autant qu’elle peut être résolue ? Ce que nous voulons dire, c’est que tout ce qui est démocratique dans la révolution est à peu près accompli ou en voie de s’accomplir par l’étude intelligente, par le progrès naturel des choses, par l’équité des combinaisons. Au-delà, il n’y a que la chimère, l’utopie, les solutions du caprice et de la force. M. Henri Rochefort, il est vrai, a en réserve un secret infaillible qu’il se propose de dévoiler à ses électeurs, — après qu’il sera nommé ! En faisant des vaudevilles ou en méditant sur les prouesses du mulet Rigolo, il a trouvé le moyen de tout arranger le mieux du monde, de faire que l’ouvrier travaille moins et soit mieux payé, — « chose bien simple, ajoute-t-il, et que cependant personne n’a encore pu obtenir. » Cela nous fait souvenir d’une scène que nous racontait récemment un de nos amis qui était à Berlin en 1848, dans ce temps où les agitations populaires ne manquaient pas plus en Prusse qu’en France. Cet ami, étant avec un de ses anciens professeurs d’Heidelberg, se vit conduit à l’hôtel de ville de Berlin, où venait de s’installer un comité provisoire qui naturellement faisait sa proclamation au peuple. Le dernier article du programme était la solution de la question sociale. Le vieux professeur, homme fort libéral, fort aimé et connu des chefs populaires, s’avisa de demander si on était bien sûr de trouver la solution de la question sociale. On fut un moment déconcerté autour du tapis vert de la démocratie berlinoise, lorsqu’un des membres du comité, petit, bossu, tailleur de son métier, frappa du poing sur la table en s’écriant : « Ah ! nous la trouverons, dussions-nous y passer toute la nuit. » Ce tailleur était de l’école de M. Henri Rochefort, il pensait que la chose était bien simple ; il y passa la nuit, et voilà pourquoi la question sociale est résolue en Prusse, en attendant qu’elle le soit en France, si l’auteur de la Lanterne est nommé député. Sérieusement les utopistes de tout genre, emphatiques ou frivoles, ne voient pas qu’une société ne se refait point ainsi à volonté ; elle est l’œuvre du temps, des efforts de millions d’hommes, de tout un ensemble d’élémens laborieusement combiné. Et qu’on le remarque bien, quand on prétend procéder ainsi par la tyrannie des chimères socialistes, ce n’est plus la révolution dans ses