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En 1857, si j’en crois certain document dont la sincérité m’est bien prouvée, les paysagistes sans dessin ne vendaient pas leur peinture ou s’en défaisaient à vil prix. Une critique paradoxale les portait aux nues, et certaine fraction du public ne leur refusait pas la louange courante ; un compliment ne coûte rien. On s’extasiait volontiers sur les brumes de celui-ci, les empâtemens de celui-là ; on commençait même à dénigrer les grands dessinateurs, comme M. Alexandre Desgoffe, au profit de cette école de Barbizon qui improvise un faiseur de pochades en dix-huit mois ; mais personne ne se souciait d’accrocher pour toujours dans une galerie ces prétendus chefs-d’œuvre qui sont des déjeuners de soleil. L’amateur recherchait de préférence les ouvrages nourris de qualités solides, ceux qu’on revoit toujours avec plaisir, parce que le peintre y a beaucoup mis et qu’il y reste toujours des découvertes à faire. Le paysage dessiné, consciencieux, savant, tenait le haut du pavé, sans toutefois enrichir son homme, car, il faut l’avouer, les Desgoffe, les Paul Flandrin, les Aligny, les Lanoue, sacrifiaient au dessin la couleur et le charme, et jetaient dans la circulation des œuvres pétrifiées, aussi tristes que bonnes et belles. Nous avions perdu le secret de Marilhat, le Claude Lorrain du XIXe siècle, qui sut être à la fois grand coloriste et dessinateur sans défaut. L’Académie des Beaux-Arts attendait un Marilhat nouveau pour lui ouvrir ses portes et rendre au paysage un honneur qui lui est légitimement dû.

Dans cet état de choses, l’administration, qui touche à tout et qui peut tout, avait un beau rôle à jouer. Sans recommencer les rigueurs inutiles et parfois injustes du régime précédent, sans expulser du Salon les révolutionnaires qui érigeaient en principe la décadence du paysage, elle devait favoriser ouvertement et classer en première ligne les disciples du grand art, ceux qui se sont exercés par dix ans de labeur assidu à modeler un arbre ou un terrain comme M. Ingres modelait un torse, sauf à leur rappeler que le beau n’exclut point l’agréable, et qu’on peut éveiller l’admiration sans renoncer à plaire. Voilà le plan qui s’imposait à l’administration, si les destins de l’art français avaient été commis à des esprits fermes, dévoués au bien, plus soucieux de notre gloire que de leur popularité. Qu’a-t-on fait ? On a répandu sans mesure, sans discernement, sans parti-pris, une pluie de récompenses uniformes qui placent une ébauche agréable au même plan qu’un tableau d’histoire ; on a donné une sanction officielle aux engouemens de la mode et induit en erreur le public ignorant, futile et moutonnier. Un brouillard surpris dans les saules, un soupir de la brise happé au vol, sont devenus des œuvres aussi considérables qu’une Antiope