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L’artiste est homme d’esprit ; il a peut-être parié de réunir sur une grande toile tous les défauts d’Eugène Delacroix sans une seule de ses qualités. En ce cas, j’applaudirais au tour de force. M. Ribot est averti depuis cinq ou six ans du danger qui le menace : il périra noyé dans l’encre, avec tous ses personnages. Le flot monte à vue d’œil, et les quelques figures qui surnagent encore aujourd’hui ne valent pas les frais du sauvetage. Les deux dernières œuvres de M. Gustave Moreau, le Prométhée et l’Europe, ont franchi la limite qui sépare l’excentrique du ridicule. Jamais conceptions plus saugrenues n’ont revêtu une forme plus puérile ; la couleur même a perdu cet éclat qui faisait excuser l’Œdipe et le Diomède par les amateurs de faïence.

Quelques jeunes peintres d’histoire commencent ou consolident leur réputation. M. Eugène Thirion, déjà connu et estimé, s’est surpassé lui-même ; son tableau de Saint Séverin distribuant des aumônes mérite une mention très honorable. M. J.-P. Laurens, un nom nouveau, se place en bon rang avec son Jésus guérissant un démoniaque, et M. Pierre Dupuis avec ses Disciples d’Emmaüs. La Léda de M. Parrot est une belle, noble et sage académie, d’une couleur peut-être un peu trop raisonnable, mais d’un excellent aspect et d’un dessin très méritoire. La femme nue de M. Jacquet atteste une ambition suivie et un progrès réel, et la figure couchée de M. Henner obtient un succès mérité malgré le parti-pris de coloration livide. L’artiste s’est garé de ce réalisme charnel qu’on reprochait l’an dernier à M. Jules Lefebvre ; malheureusement il a versé dans le défaut contraire. La Diane de M. Hippolyte Dubois, quoiqu’elle sente un peu trop le modèle parisien, et un modèle qui pèche par les jambes, est une œuvre de bonne école et pleine de qualités sérieuses.

M. Lambron, qui a parfois le scandale heureux, a violé l’attention publique par une manœuvre des plus originales. Supposez qu’un jeune peintre de talent moyen, qui n’est ni dessinateur très savant ni coloriste bien distingué, expose une académie d’homme sous le n° 126 et un portrait de femme du monde sous le n° 127 : les deux ouvrages courront grand risque de passer inaperçus ; mais s’il ose enfermer dans le même cadre un gaillard nu comme l’antique et une femme du monde vêtue à la mode de 1869, le mélange détone comme un coup de pistolet. Le nu, pris en lui-même, n’a rien de choquant ; c’est une abstraction admise de tout temps ; nul esprit cultivé ne refuse à l’artiste le droit de représenter la figure humaine sans ces accessoires de toile, de laine ou de soie qui spécifient une époque ou une condition sociale. Peindre le nu, c’est tout simplement éliminer la richesse, la misère et mille